32

Allongé sur le lit d’hôpital, la poitrine et le nez enveloppés de bandages, Paul Trout ne cessait de se maudire. Il aurait dû faire plus attention. Quand Gamay et lui esquivaient les flèches des chasseurs de têtes, leur instinct de survie était fortement aiguisé. Mais depuis qu’ils avaient retrouvé le monde dit civilisé, leurs sens s’étaient émoussés. Ils n’avaient rien remarqué. Et pourtant les regards qui les épiaient, dans la camionnette garée devant leur maison de Georgetown, étaient bien plus féroces que tous ceux qu’ils avaient croisés dans la jungle.

Si l’on se fiait à l’inscription peinte sur la portière, le véhicule appartenait au service des travaux publics du District de Columbia. Les lettres étaient encore poisseuses au toucher. Le véhicule contenait le dernier cri en matière d’équipements de communication et d’espionnage. Penchés sur les moniteurs de télévision qui leur renvoyaient l’image des murs de brique de la maison, il y avait les frères Kradzik. Les jumeaux n’étaient pas très doués pour ce genre d’activité sédentaire. En Bosnie, ils avaient coutume d’employer des méthodes plus expéditives. Ils choisissaient leur cible, puis, avec deux camions bourrés de miliciens, débarquaient chez les gens en pleine nuit en défonçant la porte et tiraient les occupants terrifiés de leur lit. Les hommes étaient emmenés et fusillés, les femmes violées et assassinées, l’habitation systématiquement pillée.

Pour pénétrer chez les Trout, c’était une autre paire de manches. La maison était située dans une rue écartée, mais fréquentée par de nombreux piétons et soumise à un fort trafic automobile. Depuis leur retour, cette rue ne désemplissait pas. Le sauvetage d’une déesse blanche par deux scientifiques de la NUMA et leur fuite dramatique sous les flèches de sauvages assoiffés de sang auraient pu donner matière à un film d’aventures. Après que CNN eut divulgué la nouvelle, un grand nombre de journalistes s’étaient lancés sur les traces des Trout. Des reporters et des photographes travaillant pour le Washington Post, le New York Times, les chaînes de télévision, et une poignée de magazines people s’agglutinaient devant leur porte.

Gamay et Paul, chacun son tour, essayaient de leur faire comprendre poliment qu’ils voulaient prendre un peu de repos avant de répondre à toutes leurs questions lors d’une conférence de presse qu’ils donneraient le lendemain dans les quartiers généraux de la NUMA. Ils leur conseillaient de s’adresser au service de presse de la NUMA. Les photographes prenaient des clichés de la maison et, pour exposer leurs comptes rendus aux téléspectateurs du journal télévisé, les présentateurs se faisaient filmer devant la façade. Finalement toute cette fièvre médiatique retomba. Et le public mondial reporta son attention sur des sujets plus graves.

Dans le bureau du premier étage, Paul était occupé à taper pour la NUMA un rapport retraçant leur expérience amazonienne. Dans celui du rez-de-chaussée, Francesca et Gamay discutaient du projet de dessalement et de la manière de le remettre en train au plus vite. Après que Francesca eut annoncé qu’elle renonçait à regagner immédiatement São Paulo, les Trout lui avaient proposé de l’héberger pour la protéger des hordes de reporters. Quand la sonnette retentit à la porte, Gamay poussa un soupir de lassitude. C’était à son tour de répondre à la convocation du quatrième pouvoir. Les équipes de télévision étaient les plus acharnées. Comme Gamay s’y attendait, elle trouva sur le seuil un journaliste muni d’un carnet de notes et un cameraman avec sa steadycam en équilibre sur l’épaule. Un troisième individu portait un projecteur et une valise de métal.

Gamay résista à sa première impulsion, qui consistait à envoyer paître ces types, se força à sourire et dit : « A ce que je vois, vous n’avez pas entendu parler de la conférence de presse de demain matin.

— Faites excuse, répondit le reporter. Personne ne nous a prévenus. »

C’est étrange, pensa Gamay. Les chargés de relations publiques travaillant pour la NUMA connaissaient bien tous les organes de presse. Les journalistes les respectaient, sachant qu’ils leur offraient souvent matière à articles sensationnels, la NUMA n’étant jamais à court d’histoires stupéfiantes. Ce type vêtu d’un costume mal coupé n’avait rien de commun avec les beaux jeunes gens impeccablement peignés qui présentaient le journal télévisé. Il était petit et trapu. Ses cheveux étaient coupés ras et son large sourire ne pouvait masquer l’expression sournoise qui déformait son visage. En plus, depuis quand les chaînes embauchaient-elles des journalistes affligés d’un tel accent de l’Est ? Elle regarda derrière l’épaule de l’homme, s’attendant à apercevoir un camion de télévision avec des antennes paraboliques sur le toit, mais remarqua seulement une camionnette municipale. « Désolée », fit-elle en tentant de refermer la porte.

Le sourire disparut et l’homme coinça son pied dans l’entrebâillement. D’abord surprise par ce geste, Gamay reprit vite ses esprits. Elle appuya de toutes ses forces contre le battant jusqu’à ce que l’individu grimace de douleur. Elle ramena son coude en arrière, s’apprêtant à le frapper au visage du plat de la main, quand ses deux acolytes se ruèrent contre la porte qu’ils enfoncèrent d’un coup d’épaule. Rejetée sur le côté, Gamay tomba sur un genou. Elle se redressa vite, mais il était trop tard pour courir ou se battre. Elle baissa les yeux vers le canon du pistolet que tenait le soi-disant reporter. Le cameraman, qui s’était débarrassé de son équipement vidéo, s’avança vers elle et la saisit par le cou, lui coupant presque la respiration. Puis il la cogna contre le mur si violemment qu’un miroir doré du XIXe siècle s’écrasa sur le sol.

La poitrine de Gamay s’enfla de colère. Ce miroir lui avait coûté des semaines de recherches et des milliers de dollars. Oubliant sa peur, elle plia la jambe pour envoyer un bon coup de genou dans l’aine de son agresseur. Les doigts qui l’étouffaient se relâchèrent l’espace d’une seconde, puis une lueur assassine se remit à briller dans les yeux de l’homme. Elle rassemblait ses forces pour parer l’attaque quand le pseudo-reporter hurla quelque chose. Son assaillant recula et glissa un doigt en travers de sa pomme d’Adam, dans un geste dénué de toute ambiguïté. Gamay le fixait, c’est tout ce qu’elle pouvait faire, mais elle comprit d’instinct la signification de ce langage muet. L’homme n’hésiterait pas une seconde à lui trancher la gorge.

Son instinct ne la trompait pas. D’habitude, les Kradzik préféraient travailler seuls, mais de temps à autre, ils avaient recours à d’anciens compatriotes. Quand Brynhild Sigurd avait fait sortir les frères Kradzik de Bosnie, ils lui avaient expressément demandé de rendre le même service à dix de leurs compagnons les plus loyaux et les plus intrépides. Ces tristes individus se faisaient appeler les Douze Salopards, en référence au film américain du même nom. Mais à côté de cette bande de déjantés, les personnages du film auraient pu passer pour des boy-scouts. À eux tous, ils pouvaient se vanter d’avoir assassiné, mutilé, torturé et violé des centaines de victimes innocentes. Ces hommes vivaient aux quatre coins du monde, mais ils étaient capables de se rendre n’importe où en quelques heures, si on les engageait pour commettre un meurtre ou participer à une opération clandestine. Depuis qu’ils travaillaient pour Gogstad, ils n’avaient jamais autant apprécié leur profession.

Ayant entendu le miroir se fracasser sur le sol, Francesca était rapidement passée du bureau à l’étroit vestibule. L’homme en costume aboya un ordre et, avant que Francesca ait pu faire un geste, on s’empara d’elle et la colla contre le mur, près de Gamay. L’homme à la valise rabattit d’un coup sec le couvercle de celle-ci et en sortit deux mitraillettes Skorpion de fabrication tchèque. Le faux reporter ouvrit la porte d’entrée. Un instant plus tard, un autre homme franchissait le seuil. D’abord Gamay trouva qu’il ressemblait à un troll géant. Malgré la chaleur, il portait une longue veste de cuir noir sur un pull à col roulé et un pantalon noir, ainsi qu’une casquette noire de style militaire.

Du regard, il mesura la situation puis lança à ses acolytes quelques mots qui semblèrent rencontrer leur approbation, à en juger d’après l’expression torve qui se peignit sur leurs visages. Gamay qui avait beaucoup voyagé à travers le monde supposa qu’ils parlaient le serbo-croate. Il aboya un ordre et l’un des hommes s’enfonça dans le couloir qui traversait la maison, armé d’un Skorpion dont la crosse repliée était coincée contre son biceps. Jetant d’abord des coups d’œil prudents dans les pièces qui s’ouvraient de chaque côté de lui, il parcourut toute la longueur du corridor. Son camarade grimpa les escaliers menant au premier étage.

L’homme en cuir se posta près du miroir, considéra le verre brisé puis se tourna vers Gamay. « Sept ans de malheur », fit-il dans un sourire tout droit sorti d’une aciérie.

— Qui êtes-vous ? » demanda Gamay.

Il ignora la question. « Où est votre mari ? »

Gamay dit sans mentir qu’elle ne savait pas où était son mari, il hocha la tête, comme s’il savait quelque chose qu’elle ignorait, la retourna face contre le mur. Elle s’attendait à recevoir un coup sur la tête ou une balle dans le dos. Au lieu de cela, elle ressentit comme une piqûre d’abeille dans le bras droit. Une aiguille. Les salauds ! Ils lui avaient enfoncé une seringue hypodermique. Elle jeta un coup d’œil vers Francesca et eut le temps de voir la seringue pénétrer dans le bras de son amie. Elle aurait voulu lui porter secours, mais son membre était comme mort. En quelques secondes, tout son corps fut paralysé. La pièce se mit à tournoyer et elle eut l’impression de basculer dans un abîme sans fond.

 

 

Paul lui aussi fut alerté par le bruit du miroir brisé. Du haut des escaliers, il vit l’homme étrangler Gamay. Il était sur le point de bondir vers eux quand il vit monter le dingue au manteau de cuir. Paul regagna son bureau, tenta d’appeler de l’aide, mais le téléphone était coupé. Les fils avaient dû être sectionnés, il descendit sur la pointe des pieds l’escalier de derrière menant à la cuisine, il conservait un revolver dans le bureau, mais le seul chemin pour y parvenir passait par le couloir. Quand il vit les deux hommes armés se séparer, l’un montant les escaliers, l’autre se dirigeant vers lui, il se baissa pour passer inaperçu et pénétra dans la cuisine.

Il regarda autour de lui, en quête d’une arme. Les couteaux n’étaient pas à leur place et ne feraient pas le poids face à des pistolets mitrailleurs. Même s’il parvenait à blesser l’homme, ses complices se précipiteraient sur lui pour l’abattre dès qu’ils entendraient du bruit. Il lui fallait trouver un endroit où se débarrasser du type sans éveiller les soupçons de ses complices. La dernière fois que Gamay et lui avaient réaménagé la maison, ils avaient englouti un an de salaire pour refaire la cuisine. On y trouvait maintenant de magnifiques placards en chêne et un four digne d’un restaurant. Le changement le plus notable consistait en une chambre froide assez haute pour que Paul y entre sans se cogner la tête.

Ne voyant pas d’autre alternative, il se glissa dans le congélateur en laissant la porte entrebâillée. Puis il dévissa l’ampoule, coinça la porte avec, et se cala dans un renfoncement, près de l’ouverture. Il était temps. À travers la lucarne recouverte de givre, il vit l’homme pénétrer dans la cuisine, revolver au poing, s’arrêter et regarder autour de lui ; le congélateur entrouvert attira son attention, il s’en approcha prudemment, écarta le battant avec son coude et entra. De la pointe de sa chaussure, il heurta l’ampoule qui se mit à rouler bruyamment sur le sol en bois. Le canon de l’arme décrivit un demi-cercle et le doigt de l’homme se contracta sur la détente. C’est alors que le ciel lui dégringola sur la tête. Ses genoux fléchirent et il s’écroula.

Trout reposa le jambon de Virginie congelé qui lui avait servi de matraque, s’empara du pistolet mitrailleur et sortit de la cuisine, bien conscient que ses deux compagnes et lui n’étaient pas sortis d’affaire. D’abord, il inspecta les escaliers menant de la cuisine vers le premier étage où il entendait résonner les pas de l’autre homme. Il s’occuperait de lui après s’être assuré que Gamay et Francesca étaient saines et sauves. Il s’engagea lentement dans le couloir. Le pistolet mitrailleur ne lui conférait qu’un avantage limité puisqu’il ne voulait pas prendre le risque de blesser les deux femmes en s’en servant contre les intrus.

Sur le point de s’engager dans le vestibule, il vit les autres hommes penchés sur les corps étendus de sa femme et de Francesca. C’est alors que, délaissant toute prudence, il se rua sur eux, sans remarquer l’individu qui arrivait derrière lui.

Il sentit une lame d’acier s’enfoncer entre ses côtes et lorsqu’il tenta de se retourner pour faire face à son agresseur, ses jambes flageolaient déjà. Il tomba le visage contre le tapis et se fractura le nez.

Au moment où Trout était sorti de la chambre froide, Mélo qui était posté près de la porte de derrière pour empêcher toute fuite, l’avait vu apparaître. Il enjamba la mare de sang qui s’était formée autour du corps de Paul et s’avança vers son frère pour lui donner une tape dans le dos. « Tu as été bien inspiré de faire garder cette porte, frangin.

— Ça m’en a tout l’air », dit son jumeau, en regardant la silhouette étendue. « Qu’est-ce qu’on fait de lui ?

— Laissons-le se vider de son sang.

— D’accord. On peut faire sortir les femmes par-derrière sans être repérés. »

Il appela l’homme qui inspectait l’étage et lui dit de descendre. Puis ils transportèrent les femmes inconscientes vers un 4 x 4 Mercedes qui les attendait, les déposèrent sur la banquette arrière et démarrèrent, suivis quelques minutes plus tard par la fausse camionnette municipale. Le choc initial causé par le coup de couteau s’était transformé en douleur. Paul revint à lui peu de temps après. Rassemblant ses dernières forces, il se traîna jusqu’au bureau où se trouvait un téléphone cellulaire et composa le 911. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était dans un lit d’hôpital.

Paul se maudissait et cela l’épuisait. Il se rendormit donc. Quand il se réveilla, il sentit qu’il n’était pas seul dans sa chambre. De ses yeux embués, il vit deux silhouettes debout près de son lit et sourit faiblement. « Vous en avez mis du temps !

— Nous avons fait de l’avion-stop avec des chasseurs de l’Armée de l’air, du côté d’Elendorf et, dès que cela nous a été possible, nous avons mis cap à l’est, dit Austin. Comment te sens-tu ?

— La moitié droite de mon corps ne se porte pas trop mal, en revanche la gauche m’élance comme si on y avait appliqué des tenailles rougies au feu. Quant à mon nez, il pourrait aller mieux.

— La lame est passée à ça de ton poumon », dit Austin en rapprochant son pouce et son index pour donner une idée de la distance. « Il faudra un certain temps pour que ton muscle guérisse. Encore heureux que tu ne sois pas gaucher.

— Je me disais bien qu’il devait s’agir de quelque chose dans ce goût-là. Des nouvelles de Gamay ou de Francesca ? » demanda-t-il avec appréhension.

— Nous pensons qu’elles sont toujours en vie, mais elles ont été enlevées par les crapules qui t’ont fait ça.

— La police a passé les aéroports et les gares au peigne fin. Le truc habituel, précisa Zavala. Nous allons commencer notre propre enquête. »

Dans les yeux bleus de Paul, l’expression de douleur fit place à une farouche détermination, il balança ses longues jambes hors du lit et déclara : « Je viens avec vous. »L’effort qu’il venait de faire et la souffrance qui déchirait son corps lui donnèrent le vertige, il s’immobilisa pour calmer les nausées qui montaient puis secoua légèrement la perfusion. « Je vais avoir besoin d’un coup de main, les gars. Et n’essayez pas de m’en dissuader », dit-il en remarquant l’expression inquiète d’Austin. « La meilleure chose que vous puissiez faire c’est de m’aider à sortir d’ici. J’espère que vous avez de l’influence sur l’infirmière d’étage. »

Austin connaissait assez Paul pour savoir que s’il refusait, il se traînerait hors de l’hôpital par ses propres moyens. Quand Il rencontra le sourire de Zavala, il comprit qu’il n’obtiendrait aucune aide de son coté. « Je vais voir ce que je peux faire. » Il haussa les épaules. « Pendant ce temps, Jœ, si tu aidais notre ami à enfile quelque chose de plus décent que cette chemise d’hôpital » dit-il. Puis il fit demi-tour et se dirigea vers le bureau des infirmières.

33

Dans la salle de conférences située au vingt-troisième étage de l’immeuble de la NUMA, l’ambiance tenait de la veillée funèbre. L’amiral Sandecker avait été fort surpris de voir Trout se présenter à cette réunion de crise, étant donné les bulletins de santé inquiétants fournis par l’hôpital. L’océanographe dégingandé avait vraiment une sale mine, mais Sandecker garda ses réflexions pour lui. Rien de ce qu’il pourrait dire ne dissuaderait Paul de se joindre à la battue organisée pour retrouver Gamay et Francesca.

Sandecker adressa à Trout un sourire rassurant et promena son regard autour de la table. Ses collègues de la NUMA, Austin et Zavala, l’encadraient au cas où il tomberait de sa chaise. Le quatrième personnage assis près d’eux était un homme menu aux épaules étroites, auquel ses grosses lunettes cerclées d’écaillé donnaient un air d’érudit. Il s’agissait de Rudi Gunn, directeur des opérations de la NUMA et bras droit de l’amiral.

Sandecker consulta sa montre. « Où est passé Yaeger ? »Sa voix se teintait d’une légère impatience.

Les talents informatiques très particuliers de Yaeger lui conféraient le droit d’enfreindre les codes vestimentaires de la NUMA, mais le président lui-même n’aurait pas osé se présenter en retard à une convocation de Sandecker. Surtout pour une réunion aussi importante que celle-là. « Il arrivera dans quelques minutes, répondit Austin. J’ai demandé à Hiram de vérifier une chose qui pourrait bien avoir un rapport avec notre discussion. »

Une pensée lui était venue, comme un papillon voletant sous son crâne. Après son retour d’Alaska, il s’était accordé quelques heures de sommeil et le repos avait dû lui rafraîchir l’esprit. En partant de Virginie pour rejoindre Washington, il avait réussi à emprisonner cette idée fugace dans un filet imaginaire. Quelques secondes plus tard, il appelait Yaeger sur son téléphone cellulaire. Le sorcier de l’informatique, lui-même au volant de sa voiture, venait de quitter le coin branché du Maryland où il vivait avec sa femme artiste et ses deux filles adolescentes. Austin exposa brièvement son idée, demanda à Yaeger de la creuser en lui promettant de le couvrir lors de la réunion.

Sandecker entra tout de suite dans le vif du sujet. « Nous avons un mystère sur les bras, messieurs. Deux personnes ont été enlevées par des agresseurs inconnus. Kurt, exposez-nous les faits, voulez-vous ? »

Austin hocha la tête. « La police du District de Columbia examine toutes les pistes. La camionnette municipale a été retrouvée abandonnée près du Washington Monument. Le véhicule avait été volé quelques heures plus tôt. On n’a découvert aucune empreinte. Tous les aéroports, toutes les gares ont été contrôlés. Avec l’aide de Paul, le FBI a établi un portrait-robot du chef de la bande, et Interpol le fait circuler.

— Je crains qu’ils n’aboutissent à rien, dit Sandecker. Les gens à qui nous avons affaire sont des professionnels. C’est à nous que reviendra la tâche de retrouver Gamay et le Dr Cabral. Comme vous le savez, Rudi était en mission à l’étranger. Je l’ai tenu au courant du mieux que j’ai pu, mais je suggère que vous lui fassiez un résumé chronologique de la situation. »

Austin s’attendait à cette demande. « Tout a commencé voilà dix ans avec la tentative ratée d’enlèvement sur la personne de Francesca Cabral. Son avion s’est écrasé dans la forêt tropicale vénézuélienne, et on l’a crue morte. Maintenant, revenons à notre époque. Sur la côte de San Diego, Jœ et moi sommes presque littéralement tombés sur un banc de baleines grises mortes. Ces baleines avaient succombé à une exposition à une chaleur extrême émanant d’une usine sous-marine implantée en Basse-Californie. Pendant que nous inspections les lieux, l’usine en question a explosé. J’ai rencontré un parrain mexicain servant de prête-nom au véritable propriétaire, le groupe Mulholland basé en Californie. L’avocat du parrain m’a confirmé que cette société fait elle-même partie d’un consortium international appelé Gogstad Corporation. Le parrain et son avocat ont été assassinés peu après notre visite.

— Et de manière plutôt spectaculaire, si je me rappelle bien », nota Sandecker.

— Absolument, il ne s’agissait pas d’un simple attentat avec des coups de feu tirés à partir d’une voiture. Les meurtriers avaient bien monté leur coup et les tueurs ont employé une artillerie sophistiquée.

— Cela signifierait donc que ces individus sont des assassins bien organisés, dotés de ressources considérables », conclut Gunn, qui avait autrefois occupé le poste de directeur de la logistique à la NUMA et connaissait également les difficultés qui se présentent quand on veut monter n’importe quelle opération. « Nous en sommes arrivés à la même conclusion, acquiesça Austin. Ce genre de tactique et les moyens mis à disposition ne pouvaient émaner que d’une organisation aussi vaste que déterminée.

— Gogstad ? »

Austin hocha la tête. « Je ne suis pas sûr de comprendre la signification du nom Gogstad », dit Gunn. « La seule analogie que j’aie pu trouver est le logo de la compagnie, représentant le navire viking de Gogstad, découvert dans les années 1800. J’ai demandé à Hiram de se documenter sur cette compagnie. Il n’existe pas grand-chose. Même Max a eu du mal à trouver des informations, mais on peut dire qu’il s’agit d’un immense consortium étendant ses ramifications dans le monde entier. Il est dirigé par une femme nommée Brynhild Sigurd.

— Une femme », releva Gunn, surpris. « Quel nom intéressant ! Brynhild était l’une des Walkyries, ces créatures des légendes nordiques qui conduisaient vers le Walhalla les héros tombés au champ de bataille. Sigurd était son amant. Ce n’est pas son véritable nom, n’est-ce pas ?

— Nous ne savons pas grand-chose d’elle.

— Je sais que les multinationales sont parfois impitoyables en affaires, dit Gunn en secouant la tête, mais en l’occurrence, il s’agit de méthodes dignes des pires truands.

— Cela m’en a tout l’air », répondit Austin. Il se tourna vers Zavala. « Jœ, pourrais-tu dire à Rudi ce que tu as découvert ?

— Je me trouvais en Californie lorsque Kurt m’a appelé pour me demander de me renseigner sur Gogstad », commença Zavala. « J’ai discuté avec un journaliste du Los Angeles Times qui connaît très bien Gogstad. En fait, cet homme dirigeait une équipe enquêtant sur cette corporation. J’ai appris qu’ils préparaient un papier sur le thème des “pirates de l’eau”, comme il les appelait. Cet article se proposait de faire toute la lumière sur les méthodes employées par Gogstad pour s’approprier les réserves hydrauliques mondiales.

— Je n’arrive pas à croire qu’une seule et unique compagnie puisse monopoliser toute l’eau de la planète », s’étonna Gunn.

— J’étais moi-même assez sceptique », repartit Zavala. « Mais j’ai bien écouté ce que disait ce journaliste, et son histoire n’était pas si abracadabrante que cela. Les compagnies appartenant à Gogstad ont utilisé les voies légales et profité de la privatisation de la Colorado River. En ce moment, sur tous les continents, l’eau passe du secteur public au secteur privé. Gogstad a truqué le jeu. Le journaliste m’a dit qu’il y avait eu des morts et des disparitions dans le monde entier durant ces dernières années. Des gens qui faisaient de l’ombre à Gogstad ou bien s’opposaient à ses prises de pouvoir. »

Gunn émit un léger sifflement. « Cet article fera sensation quand il sortira en première page.

— Cela n’arrivera pas de sitôt. Le journal a renoncé à le publier sans donner de raison. Les trois autres membres de l’équipe d’enquête ont disparu et mon ami doit rester caché.

— Vous êtes sûr qu’il n’y a pas d’erreur ? » fit Gunn alarmé.

Zavala hocha lentement la tête. Un silence se répandit dans la pièce, puis Gunn reprit la parole. « Il y a forcément un sens à tout cela », dit-il. « Laissez-moi réfléchir. »Il ne fallait pas se fier au physique peu avenant de Gunn. S’il était sorti major de sa promotion à l’Académie navale, ce n’était pas par accident. Cet homme était un authentique génie, et son esprit d’analyse avait de quoi troubler. Il se prit le front entre le pouce et l’index et s’abîma un instant dans une profonde réflexion. « Quelque chose a changé », s’écria-t-il abruptement. « Que voulez-vous dire, Rudi ? » fit Sandecker. « Leur méthodologie s’est adaptée. Supposons que notre hypothèse de départ soit bonne et que Gogstad se cache derrière tous ces assassinats et ces exactions. D’après Jœ, ils agissaient sans faire de vagues. Il y avait des disparitions, de mystérieux accidents. Les meurtres du Mexicain et de l’avocat marron constituent un changement. Je crois que l’amiral a employé le mot spectaculaires pour décrire ces attentats. »

Austin eut un petit rire. « C’étaient de gentils câlins comparés à l’assaut que Jœ et moi avons essuyé en Alaska. Un raid militaire en bonne et due forme.

— L’attaque perpétrée chez moi était du genre musclée, elle aussi », ajouta Trout.

— Je crois comprendre où vous voulez en venir, Rudi », dit Sandecker. « Paul, quand a-t-on su que le Dr Cabral était en vie ?

— Presque aussitôt, dit Trout. Le Dr Ramirez a appelé Caracas depuis l’hélicoptère qui nous avait sauvés. Sans perdre de temps, le gouvernement vénézuélien a divulgué la nouvelle. Je pense même que CNN la diffusait dans le monde entier alors que nous étions encore dans la jungle.

— Les événements se sont précipités peu de temps après », dit Sandecker. « Pour moi, c’est clair. Ils ont appris que Francesca Cabral était vivante, et la nouvelle a agi comme un catalyseur. Puisqu’elle était sortie de la tombe, son procédé de dessalement de l’eau redevenait d’actualité. Ses compétences étant de nouveau disponibles, il ne restait plus qu’à s’emparer de la substance rare assurant le fonctionnement de son invention. De nouveau, le Dr Cabral projetait d’offrir sa découverte au monde. Les individus qui avaient rejeté cette idée dix ans auparavant ont simplement repris les choses au moment où elles s’étaient interrompues.

— Mais cette fois ils ont réussi », dit Austin.

— OK, cela explique l’enlèvement de Francesca, dit Trout. Mais pourquoi ont-ils pris Gamay ?

— Cette équipe ne fait rien au hasard », répondit Austin. « Gamay a peut-être eu de la chance. S’ils n’avaient pas eu besoin d’elle, ils l’auraient sans doute tuée sur place. Te souviens-tu de quelque chose d’autre au sujet de l’enlèvement, Paul ?

— Je n’ai presque rien vu durant les premières minutes où ils étaient dans la maison. Le chef, le type en cuir noir, parlait avec un accent qui ne m’est pas inconnu. L’accent de ses complices était encore plus prononcé. »

Assis au fond de sa chaise, les doigts croisés devant lui, Sandecker écoutait la conversation, quand il se dressa d’un bond. « Ces truands sont du menu fretin. Nous devons aller directement au sommet et dénicher cette femme au nom wagnérien qui dirige Gogstad.

— C’est un fantôme, dit Austin. On ne sait même pas où elle vit.

— Elle et Gogstad sont la clé, dit Sandecker d’une voix ferme. Où se trouve leur siège social ?

— Ils ont des bureaux à New York, Washington et sur la côte Ouest. Il y en a peut-être une douzaine d’autres éparpillés en Europe et en Asie.

— C’est vraiment une hydre », dit Sandecker. « Même si nous localisions leur quartier général, cela ne nous avancerait guère. Selon toute apparence, Gogstad est une société parfaitement légale. Ils nieront les accusations que nous pourrons formuler. »

À ce moment, Hiram Yaeger se glissa tranquillement dans la pièce et prit un siège. « Désolé, dit-il, j’ai dû tirer un truc pour cette réunion. » Il regarda Austin qui se porta aussitôt à son secours. « Je pensais à ce qu’Hiram m’a montré l’autre jour. C’était un hologramme d’un navire viking. Le même navire est au centre du logo de Gogstad. Je me suis dit que ce vaisseau devait avoir une certaine signification pour qu’on lui accorde une place aussi prééminente. Aussi ai-je demandé à Hiram de piocher des renseignements sur Gogstad à droite et à gauche, d’aller voir plus loin que les maigres indications collectées par Max. »

Yaeger hocha la tête. « Comme Kurt me l’a suggéré, j’ai demandé à Max de remonter dans le temps et de passer en revue les liens historiques et maritimes que j’ignorais totalement jusqu’alors, il existe des tonnes de documents sur le sujet, comme vous pouvez l’imaginer. Kurt m’avait conseillé de rechercher une connexion californienne, peut-être avec le groupe Mulholland. Max est tombée sur un article de journal fort intéressant, parlant du séjour en Californie d’un concepteur norvégien de navires anciens. L’homme aurait fabriqué une réplique du navire de Gogstad pour un riche client.

— Qui était ce client ? » demanda Austin.

— L’article ne le disait pas. Mais il a été facile de retrouver sa piste. J’ai appelé l’architecte il y a quelques minutes pour lui demander de me parler de cette commande. On lui avait fait jurer le secret, mais c’était il y a des années de cela, et il m’a avoué sans réticence avoir construit la réplique en question pour une grosse femme vivant dans une grosse maison.

— Une grosse femme ?

— Il voulait dire grande. Une géante.

— On dirait une légende populaire Scandinave. Et qu’en est-il de cette maison ?

— Il a prétendu qu’elle ressemblait à un manoir viking moderne. Elle se trouvait sur la rive d’un grand lac californien entouré de montagnes.

— Tahœ ?

— C’est ce que je me suis dit.

— Un grand manoir viking sur les rives du lac Tahœ. Ça ne devrait pas être trop difficile à trouver.

— C’est déjà fait. Max m’a connecté à un satellite commercial. » Yaeger distribua aux personnes présentes des exemplaires des photos satellite. « Il y a quelques vastes domaines autour du lac, des rendez-vous de chasse, des stations touristiques et des hôtels. Mais voilà ce que nous cherchons. »

La première image montrait les eaux limpides du lac Tahœ prises à haute altitude. On aurait dit une flaque. Un autre cliché offrait une vue plus rapprochée d’une partie de la rive. Les détails étaient assez nets pour que l’on remarque clairement le bâtiment immense et le terrain d’atterrissage pour hélicoptères situé non loin de là. « Cette masure appartient-elle à quelqu’un ? » dit Austin.

— J’ai pu m’introduire dans les dossiers de l’inspecteur des impôts du coin et dans la banque de données de la perception. » Yaeger fit un grand sourire, il jubilait littéralement. « Elle appartient à un trust immobilier.

— Cela ne nous avance pas à grand-chose.

— Attendez ! Le trust fait partie de la Gogstad Corporation. Alors que dites-vous de cela ? »

Sandecker leva le nez des photos. Durant toute la réunion, il avait gardé son fameux sang-froid, mais n’en était pas moins furieux qu’on ait kidnappé l’un de ses équipiers préférés et blessé un autre, il enrageait aussi qu’on ait enlevé la jolie Dr Cabral, après tout ce qu’elle avait enduré. De nouveau, les habitants de la planète avaient été privés d’une découverte scientifique vitale pour eux. « Merci, Hiram. » Il posa sur les assistants son regard bleu et autoritaire. « Eh bien, messieurs, dit-il d’une voix aussi acérée qu’un rasoir. Nous savons ce qu’il nous reste à faire. »

34

Les hommes qui contemplaient Francesca étaient soit des jumeaux soit le produit d’une folle expérience de clonage qui aurait mal tourné. Le plus terrifiant en eux n’était pas leur aspect, certes répugnant. C’était leur silence absolu. Ils se tenaient assis à quelques mètres, de chaque côté d’elle, les bras appuyés au dossier de leurs sièges retournés. Ils étaient identiques en tout point, depuis leur laideur de gnomes jusqu’à leur engouement pour le cuir noir.

Elle préférait ignorer leurs yeux sombres, cerclés de rouge, leur front proéminent, leur denture métallique et la pâleur exsangue de leur visage de psychopathes. Eux l’observaient avidement, mais il n’y avait rien de sexuel dans leur expression torve. De même, on était loin de la sauvagerie à laquelle elle s’était habituée chez les Chulos. C’était un désir purement animal, la soif du sang. Elle promena son regard dans l’étrange pièce blanche et circulaire aux murs nus et à la température désagréablement basse. Au centre, se trouvait une console d’ordinateur. Elle se dit que ce meuble était d’une hauteur absurde et que les chaises démesurées, tout comme l’atmosphère glaciale, faisaient partie d’un stratagème destiné à impressionner les visiteurs qui, dans un tel environnement, devaient se sentir petits et insignifiants. Cet endroit pouvait se trouver n’importe où sur la terre.

Que faisait-elle dans cette chambre froide ? Francesca n’en avait pas la moindre idée. Elle avait vaguement conscience d’avoir été conduite d’un lieu dans un autre. À un certain moment, elle avait cru entendre vrombir des réacteurs d’avion, mais on lui avait injecté une nouvelle dose de somnifère et elle s’était sentie glisser dans le gouffre obscur de l’inconscience. Elle s’inquiétait également pour Gamay qu’elle n’avait pas revue. Après avoir senti une piqûre d’épingle au bras, elle s’était brusquement réveillée. On avait dû lui administrer un stimulant. Ses yeux s’étaient ouverts en papillonnant et elle avait aperçu les deux jumeaux. Un silence pesant régnait depuis quelques minutes, si bien que lorsque la porte s’ouvrit en grinçant et que la femme entra et fit signe aux jumeaux grotesques de se retirer, Francesca fut presque soulagée.

Francesca avait l’impression d’être entrée par erreur dans une baraque de fête foraine remplie de monstres ou sur le plateau de tournage d’un film de Fellini. Elle comprit alors pourquoi les meubles étaient si grands. La femme vêtue d’un uniforme vert foncé, qui se tenait devant elle, était une géante. Prenant place dans un vaste sofa, elle lui sourit aimablement, mais sans chaleur. « Comment allez-vous, docteur Cabral ?

— Qu’avez-vous fait de Gamay ?

— Votre amie de la NUMA ? Elle est cantonnée dans sa chambre, avec tout le confort nécessaire.

— Je veux la voir. »

D’un geste lent, la femme avança la main vers l’écran de son ordinateur sur lequel elle tapota. L’image de Gamay apparut. Elle était allongée sur le côté sur un lit de camp. Francesca retint son souffle. Puis Gamay remua, tenta de se lever avant de retomber sur sa couche. « On ne lui a pas administré d’antidote comme on l’a fait pour vous. Elle va dormir et ne s’éveillera que dans quelques heures.

— Je veux la voir en personne pour m’assurer qu’elle va bien.

— Plus tard, peut-être. » La réponse n’appelait pas de réplique. La femme toucha l’écran qui s’éteignit.

Francesca regarda autour d’elle. « Où sommes-nous exactement ?

— Cela n’a pas d’importance.

— Pourquoi nous avez-vous conduites ici ? »

La femme ignora la question. « Mélo et Radko vous ont-ils effrayée ?

— Vous voulez parler des deux champignons humains qui viennent de sortir de cette pièce ? »

Elle sourit de la comparaison. « Fine métaphore ! Mais il serait plus juste de les comparer à des champignons vénéneux. Malgré vos airs bravaches, je discerne de la peur dans vos yeux. Bon. Disons qu’ils devraient vous effrayer. Durant la campagne d’épuration ethnique en Bosnie, les frères Kradzik ont tué de leurs propres mains des centaines de personnes et organisé la mort de milliers d’autres. Ils ont détruit des villages entiers et fomenté d’innombrables massacres. Sans moi, ils seraient assis dans le box des accusés de la Cour internationale de La Haye, accusés de crimes contre l’humanité. Leurs forfaits n’ont rien à voir avec des crimes de guerre. Ils sont dépourvus de toute conscience, de toute morale et n’éprouvent aucun remords. Mutiler et tuer sont leur seconde nature. » Elle fit une pause pour laisser à ses paroles le temps de pénétrer l’esprit de son interlocutrice. « Me suis-je bien fait comprendre ?

— Oui. Je comprends que vous n’éprouvez vous-même aucun scrupule à engager des meurtriers.

— Exactement. Si je les ai pris à mon service c’est justement parce qu’ils étaient des meurtriers. Ma position est un peu comparable à celle du charpentier qui achète un marteau pour enfoncer des clous dans une planche. Les frères Kradzik sont le marteau.

— Les gens ne sont pas des clous.

— Certains oui. D’autres non, docteur Cabral. »

Francesca avait envie de changer de sujet. « Comment savez-vous mon nom ?

— Je vous suis et admire votre travail depuis des années, docteur Cabral. Vous êtes connue comme l’un des meilleurs ingénieurs hydrauliques au monde, et à mon sens, cette réputation bien méritée éclipse largement votre récente notoriété de déesse blanche.

— D’accord, vous savez qui je suis, mais vous, qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Brynhild Sigurd. Bien que votre nom soit plus fameux que le mien, je suis moi aussi experte dans notre domaine de recherches commun : la substance la plus précieuse de la terre, son eau.

— Vous êtes ingénieur hydraulique ?

— J’ai étudié dans les meilleurs instituts technologiques européens. Après mes études, je suis venue en Californie où j’ai monté ma compagnie de consultants, qui est à présent l’une des plus grandes du monde. »

Francesca hocha la tête pour exprimer son ignorance. Elle pensait connaître tous les membres du cercle restreint de la recherche hydraulique. « Je n’ai jamais entendu parler de vous.

— C’est mieux ainsi. J’ai toujours agi dans l’ombre. Je mesure près de deux mètres dix. Ma taille fait de moi un monstre, un objet de dérision pour tous ces gens qui me sont infiniment inférieurs. »

En dépit de sa fâcheuse position, Francesca ressentit un léger élan d’empathie. « Moi aussi, j’ai eu ma part de tracasseries. Les imbéciles n’apprécient pas qu’une femme excelle dans leur discipline. Je n’y ai jamais prêté grande attention.

— Peut-être auriez-vous dû. Au fil du temps, j’ai transformé en atout le ressentiment que j’éprouvais face à ce monde qui me forçait à vivre cachée. Je me suis servie de ma colère pour me forger une ambition à laquelle rien ne résiste. J’ai acquis d’autres compagnies, toutes tournées vers l’avenir. Mais il restait un grain de sable dans l’engrenage. » Toujours le même sourire glacial. « Vous, docteur Cabral.

— Je ne me suis jamais considérée comme un grain de sable, Mme Sigurd.

— Pardonnez cette image, mais l’analogie est pertinente. J’ai compris, voilà plusieurs années, qu’un jour la demande mondiale en eau excéderait l’offre, et je voulais avoir la main sur le robinet à ce moment-là. Puis j’ai entendu parler de votre projet révolutionnaire de dessalage. Votre réussite aurait réduit à néant tous les projets que j’avais soigneusement élaborés. Je ne pouvais permettre qu’une telle chose se produise. J’ai donc imaginé de vous faire une offre, mais en étudiant votre personnalité j’ai compris que je ne viendrais jamais à bout de votre altruisme. Un sentiment fort peu réaliste, soit dit en passant. Aussi ai-je résolu de vous empêcher d’offrir le procédé au monde. »

Francesca sentit le sang lui monter aux joues. Sa voix jaillit dans un sifflement. « C’est vous qui êtes à l’origine de la tentative d’enlèvement dont j’ai été victime.

— J’avais cru pouvoir vous convaincre de travailler pour moi. Je vous aurais installée dans un laboratoire où vous auriez pu peaufiner votre invention. Malheureusement, quand vous avez disparu au cœur de l’Amazonie, mes plans sont tombés à l’eau. Tout le monde vous a crue morte. Puis j’ai lu non sans admiration le compte rendu de vos aventures parmi les sauvages, la façon dont vous êtes devenue leur reine. C’est alors que j’ai compris que nous étions, vous et moi, deux survivantes au milieu d’un monde hostile. »

Ayant réussi à contrôler la colère qui l’avait saisie au départ, Francesca répondit sur un ton mesuré. « Qu’auriez-vous fait de mon procédé si je vous l’avais donné ?

— Je l’aurais gardé secret le temps de m’assurer le monopole sur l’eau mondiale.

— J’avais l’intention de faire don de mes découvertes à la planète sans rien demander en contrepartie, dit Francesca avec dédain. Mon but était de soulager les souffrances, pas d’en tirer profit.

— Intention louable, mais allant à rencontre de mes propres objectifs. Vous croyant morte, j’ai construit une usine au Mexique pour tenter de suivre vos traces. Elle a disparu dans une explosion. »

Francesca faillit éclater de rire. Connaissant la cause de l’explosion, elle eut envie de la lui cracher au visage. Mais elle s’en abstint et dit : « Je n’en suis pas surprise. Quand on travaille avec de hautes pressions et des chaleurs extrêmes, on risque gros.

— Aucune importance. Le laboratoire principal qui se trouve ici étudiait un autre aspect du procédé. Ensuite, voilà que tombe l’heureuse nouvelle de votre sauvetage. Vous refaites surface pour disparaître de nouveau. Mais je connaissais vos liens avec la NUMA. Nous surveillions les Trout depuis leur retour.

— Je regrette de vous dire que vous perdez encore votre temps.

— Je ne le pense pas. Il n’est pas trop tard pour mettre vos talents à mon service.

— Vous avez une étrange manière de recruter vos collaborateurs. Votre première tentative d’enlèvement m’a valu de passer dix ans dans la jungle. À présent vous me droguez, vous m’enlevez de nouveau et vous croyez peut-être que je vais me mettre en quatre pour vous ?

— Je suis en mesure de vous offrir des moyens techniques incomparables pour terminer vos recherches.

— Il existe une douzaine de fondations qui seraient trop heureuses de financer mes travaux. Même si j’étais tentée de travailler pour vous, ce qui n’est pas le cas, il subsisterait un obstacle majeur. Le procédé de dessalage suppose une métamorphose moléculaire complexe qui ne se produit qu’en présence d’une substance rare.

— Je suis au courant pour l’anasazium. Mes réserves ont été détruites lors de l’explosion de l’usine mexicaine.

— C’est vraiment trop dommage, dit Francesca. Le procédé ne fonctionne pas sans cela. Seriez-vous donc assez aimable pour me permettre de partir...

— Vous serez heureuse d’apprendre que nous disposons de tout l’anasazium nécessaire au développement de votre procédé. Quand j’ai entendu parler de votre retour à la civilisation, je me suis procuré une quantité importante de ce précieux matériau. Juste à temps, devrais-je ajouter. La NUMA avait envoyé deux membres de son Equipe des Missions spéciales pour s’en emparer. À présent, plus rien ne m’empêche de mener mon projet jusqu’à son terme. Je serai bientôt en possession de toute l’eau douce existant sur cette planète. Brillante stratégie, n’est-ce pas ? Vous seule êtes en mesure de la juger à sa juste valeur, docteur Cabral. »

Francesca acquiesça du bout des lèvres, feignant d’apprécier le compliment. « Évidemment, en tant que spécialiste de l’eau, je serais curieuse de tenter un pari aussi ambitieux.

— Le monde va bientôt se trouver confronté à l’une des sécheresses les plus sévères de son histoire. On estime que ce fléau risque de se prolonger une centaine d’années, si nous nous basons sur ce que nous enseigne le passé. Les signes avant-coureurs sont déjà là. L’Afrique, la Chine et le Moyen-Orient sont touchés. L’Europe est en train de faire l’expérience de la soif. Je projette tout simplement d’accélérer le processus de désertification.

— Pardonnez mon scepticisme, mais c’est absurde.

— Vous trouvez ? » répondit Brynhild dans un sourire. « Les États-Unis ne sont pas épargnés. Les grandes villes situées dans le désert du Sud-Ouest, Los Angeles, Phœnix, Las Vegas, vivent grâce à la Colorado River. Or ce fleuve est à présent sous mon contrôle. Tous ces gens dépendent d’un réseau ténu de barrages, de réservoirs et d’ouvrages hydrauliques destinés à détourner le cours du fleuve. Les réserves en eau ne tiennent qu’à un fil. Toute perturbation dans l’approvisionnement aurait des conséquences désastreuses.

— Vous n’allez pas faire exploser un barrage ? » s’écria Francesca alarmée. « Comme ce serait primaire ! Non, le système classique de distribution de l’eau arrivant à un point de rupture, les grandes cités se sont rabattues sur les sources privées. Des sociétés écran dépendant de Gogstad ont acheté des installations hydrauliques un peu partout dans le pays. Nous sommes aujourd’hui en mesure de créer artificiellement une situation de pénurie. Quand nous le voudrons et où nous le voudrons. Il nous suffira de fermer le robinet. Ensuite, nous distribuerons l’eau à ceux qui sont assez riches pour se l’offrir, les grandes villes et les centres de haute technologie.

— Et que deviendront ceux qui n’en ont pas les moyens ?

— Il existe un vieux dicton dans l’Ouest : « L’eau coule vers l’amont si l’argent le veut. « Les riches ont toujours bénéficié d’une eau bon marché, aux dépens des autres. Grâce à mon plan, l’eau sera chère pour tout le monde. Nous agirons à l’échelle mondiale, en Europe et en Asie, en Amérique du Sud et en Afrique. Selon des méthodes relevant du capitalisme le plus pur. Le prix sera fonction du marché.

— Mais l’eau n’est pas une marchandise comme les côtelettes de porc.

— Vous avez passé trop de temps dans la jungle. Nous sommes à l’heure de la mondialisation, qui n’est rien de plus que l’extension des monopoles sur les secteurs de la communication, de l’agro-alimentaire ou de l’énergie. Pourquoi l’eau en serait-elle exclue ? Les nouveaux traités internationaux interdisent désormais aux États de contrôler leurs réserves hydrauliques. Elles reviennent au plus offrant, autrement dit Gogstad.

— Vous allez priver d’eau les milliers de gens qui ne pourront se maintenir sur le marché. Les pays trop démunis pour acquérir cette denrée de base connaîtront la famine et le chaos.

— Le chaos jouera en notre faveur. Il fera le lit de nos ambitions politiques. Gogstad n’aura aucun mal à renverser les gouvernements affaiblis par l’anarchie. Considérez cela comme du darwinisme hydraulique. La loi du plus fort. »

Son regard bleu et glacial sembla s’insinuer dans le crâne de Francesca. « N’imaginez surtout pas qu’en agissant ainsi je prends ma revanche sur les humiliations que j’ai subies en raison de ma taille. Je suis d’abord une femme d’affaires et je sais que la stabilité politique est le meilleur garant de la réussite. D’ailleurs, je n’ai pas lésiné sur les investissements. J’ai dépensé des millions pour construire une flotte de tankers destinés à transporter l’eau à partir des endroits où elle coule en abondance, en la remorquant dans d’immenses sacs. J’ai attendu ce moment pendant des années. Je n’osais rien entreprendre parce que j’avais peur de votre procédé. Il aurait pu anéantir mon monopole en l’espace de quelques semaines. À présent que je vous tiens, vous et 1’anasazium, je peux frapper. Dans peu de jours, la moitié ouest de ce pays se trouvera à court d’eau potable.

— C’est impossible !

— Mais si. Vous verrez. Dès que nous aurons fermé les vannes de la Colorado River, tout se déroulera comme prévu. Ma compagnie contrôle l’essentiel des réserves mondiales. Nous tournerons simplement le robinet, si je puis de nouveau me permettre cette image. Graduellement d’abord, puis plus franchement. Si les gens se plaignent, nous leur dirons que nous faisons l’impossible pour les satisfaire.

— Vous imaginez bien ce que ça va donner », répondit Francesca d’un ton calme. « La majeure partie de la planète va se transformer en désert. Les conséquences seront terribles.

— Terribles pour certains, mais pas pour ceux qui sont aux commandes. Nous obtiendrons le prix que nous demandons.

— En réduisant les gens à leurs dernières extrémités, vous apparaîtrez vite comme le monstre que vous êtes.

— Au contraire. Gogstad leur proposera de leur fournir de l’eau venant d’Alaska, de Colombie Britannique et des Grands Lacs, grâce à la flotte de tankers que j’ai construite. Quand les magnifiques vaisseaux de Gogstad apparaîtront en vue des côtes, on nous acclamera comme des héros.

— Il semble que vous soyez déjà immensément riche. Cela ne vous suffit-il pas ?

— À longue échéance, mon projet profitera au monde. J’empêcherai que les peuples se battent pour l’eau.

— Une Pax Gogstad, imposée par la force.

— L’emploi de la force ne sera pas nécessaire. Je récompenserai ceux qui se plieront à ma volonté et punirai ceux qui s’y opposeront.

— En les laissant mourir à petit feu.

— Si c’est indispensable, oui. Vous devez vous demander ce que votre invention vient faire dans toute cette histoire.

— Je suppose que vous ne lui permettrez jamais de voir le jour. Elle détruirait votre démente machination.

— Tout au contraire, votre procédé tient une part importante dans mon plan. Je n’ai pas l’intention de me servir éternellement de mes tankers. Ils ne représentent qu’une étape. Bientôt nous disposerons d’une infrastructure fantastique qui amènera l’eau directement de la calotte polaire. De vastes régions agricoles transformées en déserts auront besoin d’une irrigation à grande échelle pour reprendre vie.

— Aucun pays ne pourra s’offrir cela. L’ensemble des nations courra à la faillite.

— Parfait. Ainsi je les achèterai pour une bouchée de pain. Pour finir, je construirai des usines de dessalage utilisant le procédé Cabral, mais je serai seule à en contrôler la production.

— En la vendant toujours au plus offrant.

— Bien sûr. À présent, permettez-moi de vous faire une nouvelle proposition. Je vous donnerai un laboratoire contenant tous les appareillages dont vous avez besoin.

— Si je refuse ?

— Alors je livrerai votre amie de la NUMA aux frères Kradzik. Elle connaîtra une mort lente et douloureuse.

— Gamay est innocente. Elle n’a rien à voir là-dedans.

— Cette femme est un clou comme les autres. Je l’enfoncerai si cela s’avère nécessaire. »

Francesca garda le silence pendant quelques instants, puis elle dit : « Comment puis-je vous faire confiance ?

— Vous ne pouvez pas me faire confiance, docteur Cabral. Vous devriez savoir qu’on ne peut se fier à personne. Mais vous êtes assez intelligente pour comprendre que votre vie m’est bien plus précieuse que celle de votre amie et que je ne demande qu’à négocier avec vous. Aussi longtemps que vous coopérerez, elle vivra. Vous acceptez ? »

Cette femme et les intentions inavouables couvant dans les sombres recoins de son esprit génial révoltaient Francesca. De toute évidence, Brynhild était une mégalomane et, comme la plupart de ses semblables, elle était totalement insensible aux souffrances d’autrui. Si Francesca avait réussi à subsister pendant dix ans dans une tribu de chasseurs de têtes, entourée de chauves-souris buveuses de sang, d’insectes et de plantes carnivores, c’était qu’elle possédait de grandes ressources intérieures. Elle pouvait se montrer aussi machiavélique que les êtres les plus retors. En vivant dans la jungle, elle avait acquis cette tranquille férocité qu’on observe chez le jaguar en quête d’une proie. Depuis son évasion, elle brûlait de se venger. Elle savait que ce désir était mauvais et déplacé, mais il la soutenait et l’aidait à conserver son équilibre mental. Elle choisit d’oublier pour un temps sa soif de vengeance. Cette femme devait être combattue et ses projets anéantis.

Réprimant un sourire, elle pencha la tête en signe de soumission et avec une émotion feinte dans la voix, déclara : « Vous avez gagné. Je vous aiderai à développer le procédé.

— À la bonne heure. Je vais vous montrer l’usine où vous travaillerez. Attendez-vous à un choc.

— Je veux parler à Gamay pour m’assurer qu’elle va bien. »

Brynhild appuya sur un bouton de l’interphone. Deux hommes en uniforme vert foncé apparurent. Francesca constata avec soulagement que ce n’étaient pas les Kradzik. « Conduisez le Dr Cabral chez notre autre invitée », ordonna Brynhild. « Puis ramenez-la-moi. »Elle se tourna vers Francesca. « Vous disposez de dix minutes. Je veux que vous vous mettiez au travail immédiatement. »

Francesca et ses gardiens déambulèrent à travers un labyrinthe de couloirs avant d’atteindre l’ascenseur qui les conduisit plusieurs étages plus bas. Ils s’arrêtèrent devant une porte sans inscription s’ouvrant grâce à un pavé de touches sur lequel il fallait composer un code. Les gardes restèrent à l’extérieur, Francesca pénétra dans la petite pièce sans fenêtres. Gamay était assise au bord de son lit de camp. Elle semblait groggy, comme un boxeur assommé de coups de poing. Quand elle vit Francesca, son visage s’illumina. Elle tenta de se lever, mais ses jambes vacillèrent et elle dut se rasseoir.

Francesca s’installa près d’elle et passa son bras autour de ses épaules. « Comment vous sentez-vous ? »

Gamay rabattit ses cheveux rebelles sur le côté. « J’ai les jambes en coton, mais je me sens bien. Et vous ?

— Ils m’ont administré un stimulant. Je suis réveillée depuis quelque temps. Les effets de la drogue qu’ils vous ont injectée vont bientôt se dissiper.

— Quelqu’un a-t-il fait allusion à ce qui est arrivé à Paul ? Il était à l’étage quand les kidnappeurs ont fait irruption dans la maison. »

Francesca hocha négativement la tête. Tentant d’oublier ses appréhensions, Gamay demanda : « Avez-vous une idée de l’endroit où nous sommes ?

— Non. Notre hôtesse ne l’a pas précisé.

— Voulez-vous dire que vous avez parlé à la personne qui m’a installée dans ce magnifique appartement ?

— Elle s’appelle Brynhild Sigurd. Ce sont ses hommes de main qui nous ont enlevées. »

Avant que Gamay ne réponde, Francesca pinça les lèvres et fit glisser son regard de gauche à droite. Gamay comprit le signe. Elles étaient écoutées et observées. « Je n’ai que quelques minutes. Je voulais seulement que vous sachiez que j’ai accepté de travailler avec Mme Sigurd sur mon projet de dessalement, il faudra que nous restions ici jusqu’à la fin des recherches. Je ne sais pas combien de temps ça va prendre.

— Vous allez collaborer avec la personne qui nous a enlevées ?

— Oui », répondit Francesca en relevant le menton d’un air déterminé. « J’ai perdu dix ans de ma vie dans la jungle. Il y a plein d’argent à se faire, mais ce n’est pas cela le plus important. Je crois que Gogstad possède tous les moyens d’assurer la réussite de mon projet. Grâce à eux, il sera diffusé dans le monde d’une manière ordonnée et contrôlée.

— C’est vraiment ce que vous voulez faire ? Vous en êtes certaine ?

— Oui, absolument certaine », dit-elle.

La. porte s’ouvrit et l’un des gardes fit comprendre à Francesca que la visite était terminée. Elle hocha la tête, se pencha vers Gamay et l’étreignit longuement puis se redressa vite et rejoignit les hommes qui l’attendaient. De nouveau seule, Gamay réfléchit à ce qui venait de se passer. À un moment, leurs regards s’étaient croisés, Francesca lui avait fait un clin d’œil, il n’y avait aucun doute là-dessus, il ne fallait pas s’arrêter à la déclaration stupéfiante de son amie ; elle recouvrait autre chose. Cette pensée la rassura un peu, mais, pour l’heure, il existait des problèmes plus pressants. Elle se recoucha sur son lit de camp et ferma les yeux. D’abord, reposer son corps et son cerveau. Ensuite, imaginer un moyen de sortir d’ici.

35

L’homme flottait dans les airs, à la verticale des eaux bleu cobalt du lac Tahœ, suspendu au dôme rouge et blanc de son parachute ascensionnel qui se gonflait à la manière des vieux parachutes d’autrefois. Relié par un câble de remorque au bateau-treuil qui filait soixante mètres plus bas, Austin se laissait tracter, bien installé dans son fauteuil inclinable Skyrider.

Il alluma sa radio portative. « Faisons un autre passage, Jœ. »

Assis aux commandes du bateau, Zavala lui indiqua de la main qu’il avait bien entendu son ordre. Le bateau-treuil ParaNautique décrivit un large cercle tout en douceur et repartit longer les rives du lac californien.

Grâce à cette manœuvre tournante, Austin bénéficia d’une vue à 360° sur le plan d’eau. Le lac Tahœ se trouve au cœur de la Sierra Nevada, sur la frontière séparant la Californie du Nevada, à quelque quarante kilomètres au sud-ouest de Reno. Entouré de hauts pics couverts de neige en hiver, Tahœ est le plus grand lac alpin des États-Unis. Profond de plus de cinq cents mètres, long de trente-huit kilomètres, large de dix-sept, il est perché à plus de quinze cents mètres d’altitude, au creux d’une faille de l’écorce terrestre. Les deux tiers de sa surface de cinq cent vingt kilomètres carrés se situent en Californie. Au nord, il se déverse dans la Truckee River. À son extrémité sud, c’est une rivière de dollars qui s’écoule dans les coffres des grands casinos. John C. Freemont fut le premier Blanc à poser les yeux sur ce lac, alors qu’il était en mission de surveillance. Pour les anglophones, le nom indien désignant le lac, Da-ow, signifiant « beaucoup d’eau », sonne comme Tahœ. Cette prononciation est restée.

Comme le parachute ascensionnel entraînait Austin dans un vaste arc de cercle, il se mit à observer plus attentivement un secteur particulier du rivage et la forêt sombre dont les hautes futaies s’élevaient un peu en retrait. Il tenta d’imprimer l’image dans son esprit. Il eût préféré disposer d’une caméra vidéo ou encore d’un appareil photo, au lieu de se contenter de sa mémoire imparfaite, mais les abords du repaire de Gogstad étaient sans doute étroitement surveillés. Toute curiosité indue, comme le fait de braquer un objectif dans la mauvaise direction, risquait de déclencher l’alarme.

Il dépassa une longue jetée qui se projetait en avant de la côte rocheuse. Un hors-bord y était amarré. Derrière un édicule qui ressemblait à un hangar à bateaux ou à une cabane de stockage, des rochers noirs se dressaient à pic jusqu’à un plateau naturel boisé. À quelques centaines de mètres du rivage, le sol s’élevait de nouveau. Emergeant d’une forêt épaisse, on apercevait des tours, des toits et des tourelles qui rappelèrent à Austin les remparts des châteaux peuplant les contes de Grimm.

Soudain son regard fut attiré par un mouvement. Plusieurs hommes vêtus de sombre s’étaient précipités vers l’extrémité de la jetée, il était trop loin pour voir ce qui se passait précisément, mais il se doutait un peu que lui et son parachute risquaient de figurer bientôt dans l’album de famille de Gogstad.

La jetée disparut derrière lui, le bateau-treuil l’ayant emporté quinze cents mètres plus au sud. Quand ils furent hors de vue, il demanda à Zavala de le faire redescendre. Le treuil ramena le Skyrider comme un petit garçon récupère son cerf-volant. Le siège inclinable tomba dans l’eau à grand renfort d’éclaboussures et se mit à flotter. Austin était soulagé d’avoir échappé à l’ancien gréement de style harnais qui lui eût valu une petite trempette dans le lac. Même en été, la température de l’eau ne dépassait pas les douze degrés. « Tu as vu quelque chose d’intéressant ? » s’enquit Zavala tandis qu’il aidait Austin à monter à bord du bateau-treuil. « Il n’y a pas de paillasson marqué Bienvenue sur le seuil, si c’est ce que tu veux dire.

— Je pense avoir aperçu un comité d’accueil sur le quai.

— Ils ont foncé à la minute même où nous sommes passés dans le secteur pour la deuxième fois. Nous avions raison, ils sont bien gardés. »

Ils s’étaient dit que le complexe bénéficiait d’un service de sécurité et qu’ils ne pourraient s’en approcher par la terre. Les choses les plus évidentes étant souvent les plus sûres, ils avaient persuadé le propriétaire du parachute ascensionnel et du bateau-treuil de leur prêter son équipement pour quelques heures. Une liasse de billets verts et leurs cartes de la NUMA ne turent pas inutiles pour conclure la transaction. Ils lui laissèrent entendre qu’ils enquêtaient sur la mafia, ce qui était plausible étant donné la proximité des casinos. Comme les affaires ne marchaient pas fort et qu’il se voyait assuré de gagner davantage en quelques heures qu’en une semaine de travail, l’homme avait accepté le marché.

Austin aida Zavala à arrimer le Skyrider et le parachute, puis il ouvrit un sac étanche dont il sortit un carnet d’esquisses et un crayon. S’excusant de la médiocrité de ses talents de dessinateur, il griffonna plusieurs croquis représentant ce qu’il avait aperçu du ciel. Ayant emporté avec lui les photos satellite fournies par Yae-ger, il les compara ensuite à ses dessins. L’escalier qui montait du quai débouchait sur un sentier, au sommet de la colline. Le sentier, à son tour, s’élargissait en une route conduisant au bâtiment principal. La route bifurquait vers une piste d’atterrissage pour hélicoptères. « Un assaut frontal à partir du lac est parfaitement inenvisageable », dit-il.

— Je mentirais si je te disais que ça me déçoit. Je garde en mémoire la fusillade que nous avons essuyée en Alaska », répliqua Zavala.

— J’avais espéré apercevoir le fond du lac. Autrefois, ce plan d’eau était aussi clair que du cristal, mais ses rives ont connu un développement rapide qui a accéléré la croissance des algues et troublé les eaux. »

Zavala était penché sur un autre cliché. Après leur réunion stratégique dans les quartiers généraux de la NUMA, Austin avait demandé par téléphone qu’on lui envoie une photo satellite en couleurs du lac. Les eaux étaient entièrement bleues à l’exception d’un endroit situé sur la côte ouest où une tache rouge révélait la présence de températures élevées. L’eau chaude baignait quasiment la jetée Gogstad, semblable aux rejets qu’ils avaient repérés dans l’océan, sur la côte de Basse-Californie. « Les images ne mentent pas, dit Zavala. Mais il s’agit peut-être d’une source chaude. »

Austin fronça les sourcils. « OK, admettons que tu aies raison, poursuivit Zavala, qu’il y ait ici une usine sous-marine pareille à celle de Basse-Californie. Dans ce cas, une chose m’échappe, il est bien question d’une usine de dessalage, n’est-ce pas ? Or il s’agit d’un lac d’eau douce.

— Je suis d’accord, c’est absurde. Pourtant il existe une seule manière d’en avoir le cœur net. Retournons voir si nos bagages sont arrivés. »

Austin démarra le moteur et mit le cap au sud du lac Tahœ. Ils glissèrent sur les eaux d’un bleu intense et s’arrêtèrent bientôt dans une marina où un personnage dégingandé, debout à l’extrémité d’une jetée étroite, les attendait en leur faisant des signes. Paul était resté à terre. Ses blessures, trop récentes, lui auraient rendu insupportables les rebonds d’un bateau. Austin s’arrêta le long du quai. De sa bonne main, Paul attrapa et arrima le filin qu’il lui lança. « Votre bagage est arrivé, annonça-t-il. Il est sur le parking.

— Ils ont fait vite », dit Austin. « Allons vérifier. »Zavala et lui se mirent en marche vers le parking. « Attendez », dit Paul.

Austin avait hâte d’ouvrir son colis. « Nous te mettrons au courant plus tard », lança-t-il par-dessus son épaule.

Paul secoua la tête avec résignation. « Au moins, j’aurais tenté de vous prévenir », marmonna-t-il.

Le camion à plateau était stationné sur le côté. La chose posée sur la remorque avait à peu près la forme et la taille de deux voitures garées l’une derrière l’autre. Elle était couverte d’un rembourrage de protection et d’une bâche de plastique noir. Austin s’avança pour jeter un coup d’œil. Soudain, la portière côté passager du camion s’ouvrit, révélant une silhouette familière. Jim Contos, le commandant du Sea Robin, vint vers lui d’un pas nonchalant. Un grand sourire éclairait son visage. « Oh, oh », fit Zavala. « Jim, dit Austin. Quelle bonne surprise !

— Mais qu’est-ce qui se passe, Kurt ? » Son sourire s’était évanoui. « C’est un cas d’urgence, Jim.

— Ouais, c’est ce que je me suis dit quand Rudi Gunn m’a appelé, pendant que j’effectuais des essais en mer, pour me demander d’amener dare-dare le SeaBus sur le lac Tahœ. Je me suis donc contenté d’obéir et j’ai quitté San Diego, curieux de voir qui allait nous réceptionner. »

Austin avisa une table de pique-nique et lui proposa de s’asseoir. Il exposa la situation en se servant des photos et de ses dessins pour donner à Contos une idée de la disposition des lieux. Le commandant demeura silencieux durant toute l’explication. Son visage hâlé se renfrognait davantage à chaque nouveau détail. « Tu sais tout », conclut Austin. « Quand nous avons constaté qu’il n’y avait apparemment qu’un seul moyen d’entrer, nous avons cherché quel était le sous-marin le plus proche de nous. Malheureusement, il se trouvait que c’était celui que tu étais en train de tester.

— Pourquoi jouer à colin-maillard ? » dit Contos, en faisant allusion aux audacieuses opérations secrètes sous-marines menées lors de la Guerre froide. « Pourquoi ne pas forcer l’entrée ?

— Tout d’abord, l’endroit est mieux gardé que Fort Knox. Nous avons étudié les voies d’accès par la terre. Le complexe est entouré d’une barrière métallique aussi tranchante qu’un rasoir ; de plus, elle est équipée d’un système d’alarme qui se déclenche au moindre souffle. Des patrouilles quadrillent le périmètre. Il n’existe qu’une route d’accès qui traverse une forêt épaisse et truffée de gardes. Si nous envoyions une troupe de SWATs armés de fusils étincelants, il y a fort à parier qu’ils se feraient tirer comme des lapins. Mais ce n’est pas tout. Imagine que nous nous soyons trompés, que les deux femmes se soient pas détenues ici, et que tout ce qui se trouve derrière ces barrières soit parfaitement légal...

— Tu n’y crois pas une seconde, n’est-ce pas ?

— Non, en effet. »

Contos contempla les voiliers qui glissaient paisiblement sur le lac, puis se tourna vers Paul qui les avait rejoints à la table. « Penses-tu que ta femme soit retenue à l’intérieur de ces bâtiments ?

— Ouais. Et j’ai bien l’intention de l’en faire sortir. »

Contos remarqua son bras en écharpe. « Je dirais que tu souffres d’un léger handicap. Et tes amis ici présents auront besoin d’aide pour lancer le SeaBus.

— C’est moi qui l’ai conçu », dit Zavala.

— J’en suis parfaitement conscient, mais ce n’est pas toi qui l’as testé. Donc tu ne connais pas ses excentricités. Par exemple, les batteries sont supposées tenir six heures. En réalité, elles dépassent à peine les quatre heures. D’après vos dires, cette installation se situe à une certaine distance d’ici. Avez-vous la moindre idée de la façon dont vous allez amener l’engin jusqu’au point de lancement ? »

Austin et Zavala échangèrent un regard amusé. « En fait, nous avons déjà prévu un système de livraison, dit Austin. Aimerais-tu le voir ? »

Contos hocha la tête. Ils se levèrent et traversèrent le parking en direction du quai. Plus ils se rapprochaient de l’eau, plus Contos semblait étonné. Habitué à l’équipement dernier cri de la NUMA, il s’attendait à découvrir une sorte de barge high-tech équipée de grues. Il n’y avait rien de tel. « Où est votre fameux système de livraison ? » demanda-t-il.

Contos regarda le lac et ses yeux s’agrandirent lorsqu’il vit le bateau à aubes s’avancer vers eux. Le vaisseau rétro peint en rouge, blanc et bleu, et servant aux promenades touristiques, était orné de bruants et de drapeaux qui flottaient au vent. « Vous plaisantez ! », s’écria-t-il. « Vous allez lancer le sous-marin à partir de ce truc ? On dirait un gâteau de mariage flottant.

— Il est assez festif, en effet. Cette vieille coquille de noix traverse tous les jours le lac, dans les deux sens. Personne ne le remarque plus. C’est la couverture idéale pour une opération secrète. Tu ne penses pas, Jœ ?

— J’ai entendu dire qu’ils servaient un petit déjeuner pas trop mal, à bord », répondit Zavala d’un air impassible.

Contrarié, Contos fixa le bateau qui s’approchait. Puis il fit brusquement volte-face et se dirigea vers le parking. « Hé, capitaine, où vas-tu ? » lança Austin. « Je retourne au camion prendre mon banjo. »

36

Francesca se tenait sur lepont du navire viking dont les longs filins décrivaient une courbe majestueuse, de sa proue jusqu’à sa poupe gracieusement dressées, en passant par sa voile carrée et peinte. Malgré son épais plancher et sa quille massive, il semblait presque fragile. La jeune femme promena ses regards tout autour de l’immense salle éclairée par des torches. Sur les hauts murs de pierre étaient suspendues des armes médiévales. Elle se demanda comment une chose aussi splendide pouvait se trouver dans un cadre tout aussi laid que bizarre.

Debout près du gouvernail, Brynhild Sigurd prit le silence de Francesca pour de l’admiration teintée de respect. « C’est un chef-d’œuvre, n’est-ce pas ? Quand ils ont construit l’original, voilà près de mille ans, les Scandinaves lui ont donné le nom de skuta. Ils possédaient d’autres navires plus gros, les drakkars par exemple, mais celui-ci était le plus rapide. Je l’ai fait reproduire à l’identique, du plancher de chêne jusqu’au poil de vache enroulé qu’ils utilisaient pour le calfatage. Il mesure plus de vingt-quatre mètres de long sur cinq de large. L’original est exposé à Oslo. L’un de ses ancêtres a fait la traversée de l’Atlantique. Vous devez vous demander pourquoi j’ai pris la peine de le faire construire et installer dans le grand hall.

— Certaines personnes collectionnent les timbres, d’autres les vieilles voitures. C’est une affaire de goût.

— Il ne s’agit pas d’une simple lubie de collectionneur. » Otant sa main du gouvernail, Brynhild se campa devant Francesca qui ne put s’empêcher de frissonner en se voyant ainsi dominée par cette géante. Le corps imposant de Brynhild n’était qu’un amas de musclés, mais la menace qui émanait de sa personne n’était pas uniquement due à son physique hors normes. Elle semblait possédée d’une énergie phénoménale. « Si j’ai choisi ce bateau pour symboliser mon empire c’est qu’il incarne l’esprit viking. Les hommes qui le pilotaient autrefois étaient de farouches guerriers qui s’emparaient de tout ce qui leur faisait envie. Je viens souvent dans cette pièce, pour y trouver l’inspiration. Ainsi en sera-t-il pour vous, docteur Cabral. Suivez-moi, je vais vous montrer votre laboratoire. »

Après la brève visite qu’elle avait rendue à Gamay, Francesca avait rejoint le repaire de Brynhild sous bonne escorte, à travers un incroyable dédale de couloirs qui lui rappelèrent la croisière qu’elle avait faite jadis sur un paquebot. Les gardes l’avaient laissée seule avec la femme, mais elle avait écarté l’idée de s’enfuir. À supposer qu’elle eût été capable de mettre cette géante hors d’état de nuire, chose hautement improbable, elle se serait vite perdue. De plus, elle se disait que les hommes en armes ne devaient pas être bien loin.

Elles pénétrèrent dans un ascenseur qui descendit avec une telle célérité que leurs genoux ployèrent. La porte s’ouvrit sur une salle où les attendait un véhicule monté sur monorail. Brynhild fit signe à Francesca de s’installer à l’avant. Elle-même s’assit à l’arrière, dans un espace spécialement conçu pour sa grande taille. Leur poids activa l’accélérateur. Le wagonnet passa par une ouverture avant de s’engouffrer dans un tunnel éclairé et se mit à filer à la vitesse d’une fusée. Fort heureusement, les ordinateurs de contrôle le firent ralentir et s’arrêter enfin dans une pièce ressemblant beaucoup à celle qu’elles venaient de quitter.

Cet endroit, lui aussi, était équipé d’un ascenseur, mais d’un modèle peu courant celui-là. Ses parois étaient en plastique transparent et sa forme ovoïde. Quatre personnes de moyenne corpulence y tenaient aisément. La porte se ferma dans un chuintement, la cabine traversa des zones obscures avant de plonger dans le bleu profond. À en juger d’après le miroitement fluide de l’ombre et de la lumière traversant les cloisons transparentes, elles s’enfonçaient dans l’eau. Le bleu de plus en plus foncé fut tout à coup percé par une vive lumière. On eût dit qu’un projecteur était braqué sur elles.

Quand la porte de l’ascenseur s’ouvrit, Francesca eut du mal à en croire ses yeux. Elles se trouvaient dans un espace circulaire violemment éclairé, mesurant plusieurs dizaines de mètres de diamètre. Un toit s’arrondissait au-dessus d’elles. Il était difficile de juger précisément de la superficie de cette salle emplie de tuyaux, de bobines et de cuves de toutes tailles. Une douzaine de techniciens en blouse blanche circulaient tranquillement entre les conduits et les réservoirs ou se tenaient penchés sur des écrans d’ordinateur. « Eh bien, qu’en pensez-vous ? » lança Brynhild en se rengorgeant. « C’est incroyable. »Francesca n’eut pas besoin de feindre l’admiration. « Où sommes-nous ? Au fond de la mer ? »

La géante sourit. « C’est ici que vous travaillerez. Venez, je vais vous faire visiter. »

L’esprit scientifique de Francesca reprit vite le dessus. D’abord déconcertée par la complexité de l’installation, elle se remit à raisonner. Certes, tous ces tuyaux semblaient partir dans tous les sens, mais il existait certainement un ordre sous cet apparent désordre. Quel que fût le chemin qu’elles empruntaient, les canalisations aboutissaient toutes au centre de la pièce. « Ces appareils servent à surveiller les diverses conditions affectant le matériau central », dit Brynhild en désignant le tableau de contrôle aux lumières clignotantes. « Cette installation sous-marine se dresse sur quatre jambes. Deux d’entre elles sont équipées de tuyaux d’adduction et les deux autres d’évacuation. Comme nous nous trouvons sous un lac d’eau douce, nous mélangeons d’abord l’eau que nous pompons avec du sel et des minéraux marins pris dans ces conteneurs. Le résultat ressemble à s’y méprendre à de la véritable eau de mer. »

Elles s’avancèrent vers le centre de la salle, occupé par un énorme réservoir cylindrique de quelque six mètres de diamètre sur trois de hauteur. « Je suppose que ce réservoir contient de l’anasazium », dit Francesca. « C’est exact. L’eau circule autour du cœur puis on la renvoie dans le lac par les deux supports d’évacuation. »

Elles retournèrent au centre de la salle. « Eh bien, que pensez-vous de l’avancée de nos travaux ? Sommes-nous sur la bonne voie ? »

Francesca examina les jauges. « Réfrigération, courant électrique, surveillance de la chaleur, tout est bon. Vous êtes proches, très proches.

— Nous avons soumis l’anasazium à la chaleur, au froid, au courant électrique, mais avec un succès limité.

— Je n’en suis pas surprise. Il manque le composant sonique.

— Bien sûr. Des vibrations sonores.

— Votre idée est bonne, mais le procédé ne marchera pas à moins que le matériau soit soumis à un certain niveau d’ondes sonores venant d’un quatuor à cordes.

— Ingénieux. Comment en êtes-vous arrivée à cette technique ?

— Il a suffi de penser en termes non conventionnels. Comme vous le savez, il existait autrefois trois méthodes de dessalage de l’eau. L’électrodialyse et l’osmose renversée, où l’eau électrifiée passe à travers des membranes qui retiennent le sel. La troisième méthode était la distillation. L’eau s’évapore comme l’océan se transforme en vapeur sous l’action du soleil. Tout cela requiert énormément d’énergie, ce qui rend le coût du dessalage prohibitif. Mon procédé s’attaque à la structure moléculaire et atomique. Ce faisant, il crée sa propre énergie et s’alimente lui-même. Mais les forces doivent se combiner de manière parfaitement équilibrée. Il s’en faut d’un cheveu pour que cela ne marche pas.

— À présent que vous avez tout vu, pouvez-vous me dire combien de temps il vous faudra pour adapter cette installation à vos propres normes ? »

Elle haussa les épaules d’un air évasif. « Une semaine.

— Trois jours », dit Brynhild sur un ton catégorique.

— Pourquoi cette limite ?

— Le conseil d’administration de Gogstad doit se réunir ici. J’ai invité des personnalités venant des quatre coins du monde. Je veux que ces gens assistent à une démonstration de votre procédé. Dès qu’ils l’auront vu fonctionner, ils rentreront chez eux et nous pourrons mettre en œuvre notre projet mondial. »

Francesca réfléchit un instant et proposa : « Je peux me débrouiller pour que tout soit prêt dans vingt-quatre heures.

— C’est nettement moins qu’une semaine.

— Je travaille mieux sous la pression. Mais je veux quelque chose en échange.

— Vous n’êtes pas en position de marchander.

— J’en suis consciente. Pourtant j’exige que vous relâchiez votre prisonnière. On l’a droguée. Elle ne sait ni où elle est ni comment elle est arrivée. Elle serait bien incapable de vous identifier ni de vous causer le moindre problème. Vous la tenez enfermée pour m’obliger à faire fonctionner cette usine. Dès que le procédé sera fin prêt, vous n’aurez plus besoin d’elle.

— C’est entendu, dit Brynhild. Je la laisserai partir dès que vous m’aurez présenté le premier gramme d’eau pure.

— Quelles garanties pouvez-vous me fournir que vous tiendrez votre promesse ?

— Aucune. Mais vous n’avez pas le choix. »

Francesca hocha la tête. « J’aurai besoin de certains équipements et d’une assistance parfaitement dévouée.

— Tout ce que vous voudrez », dit Brynhild. Elle fit un signe à un groupe de techniciens. « Le Dr Cabral doit obtenir tout ce qu’elle demande, comprenez-vous ? »Puis elle hurla un ordre et un autre technicien s’avança porteur d’une valise en aluminium toute cabossée. Brynhild s’en saisit avant de la tendre à Francesca. « Je crois que cela vous appartient. Nous l’avons trouvée dans la maison de vos amis. À présent, je dois vous laisser. Quand vous serez sur le point de tenter un premier essai, appelez-moi. »

Tandis que Francesca caressait tendrement la valise contenant le prototype de son procédé, Brynhild traversa la salle à grandes enjambées pour rejoindre l’ascenseur. Quelques minutes plus tard, elle avait réintégré son nid d’aigle, où elle avait au préalable convoqué les frères Kradzik à partir de son téléphone portable. Quand elle entra, ils étaient déjà là. « Après toutes ces années d’attente et de déceptions, le procédé Cabral sera bientôt à nous », annonça-t-elle d’un air triomphal.

— Dans combien de temps ? » interrogea l’un des jumeaux.

— Il y a des chances pour qu’il soit en état de fonctionner sous vingt-quatre heures.

— Non », corrigea l’autre jumeau. Ses dents métalliques luisaient. « Dans combien de temps pourra-t-on s’amuser avec la femme ? »

Elle aurait dû comprendre. Les deux frères n’étaient que deux machines à torturer et à tuer. Brynhild comptait se débarrasser de Francesca quand celle-ci ne lui serait plus utile. Sa méchanceté venait en partie de la jalousie qu’elle éprouvait face à la beauté et aux talents de Francesca. Mais elle voulait aussi se venger, purement et simplement. La Brésilienne lui avait coûté du temps et de l’argent. Quant à Gamay, elle n’avait rien de particulier contre elle. Seulement Brynhild ne faisait jamais les choses à moitié.

Le sourire glacial qui se dessina sur son visage fit descendre la température de la pièce de dix degrés supplémentaires. « Bientôt », promit-elle.

37

Le garde de l’equipe de nuit grillait une cigarette au bout de la jetée du Walhalla quand l’homme de relève le rejoignit et lui demanda un compte rendu des événements de la nuit passée. En plissant les yeux, l’ex-marine au teint basané regarda le lac où se réverbérait la lumière du soleil et, d’une chiquenaude, fit tomber sa cendre dans l’eau. « Il y a eu plus de trafic dans le secteur qu’au premier jour des soldes », répliqua-t-il avec l’accent traînant des natifs de l’Alabama. « Des hélicos n’ont cessé d’aller et venir toute la nuit. »

L’autre garde, un ancien béret vert, leva les yeux vers l’hélicoptère qui approchait. « On dirait que nous avons encore d’autres invités.

— Qu’est-ce qui se passe ? » demanda le type de l’Alabama. « Ils prennent le jour pour la nuit, ici !

— Une réunion de gros bonnets. Toute l’équipe est sur le pied de guerre et les mesures de sécurité autour du complexe sont aussi étroites que le cul d’une tique. »

Il jeta un coup d’œil sur le lac. « Tiens, voilà la vieille Tahœ Queen. Pile à l’heure. »

Levant ses jumelles, il fit le point sur le bateau à aubes qui glissait lentement vers le nord du lac. La Tahœ Queen avait l’air de sortir d’une comédie musicale. Peinte en blanc, elle ressemblait à une grosse meringue flottante. Des ornements bleu clair séparaient ses deux ponts. Ses roues à aubes couleur rouge pompier fouettaient les eaux calmes du lac. Le bastingage du pont supérieur était orné de drapeaux rouges, blancs et bleus flottant dans la brise. « Eh ben », fit le garde en observant le pont. « Pas beaucoup de touristes à bord, aujourd’hui. »

Le garde n’aurait pas adopté un ton aussi badin s’il avait su que les yeux coraliens qui l’avaient observé la veille à partir du parachute ascensionnel étaient de nouveau posés sur lui. Dans la cabine de pilotage perchée comme une boîte à cigares au sommet du pont avant, Austin étudiait les deux hommes en se demandant s’ils avaient remarqué quelque chose. Ils étaient armés, mais leur attitude nonchalante évoquait plus l’ennui que l’inquiétude.

Le capitaine du bateau tenait la barre. Originaire d’Emerald Bay, il avait passé une bonne partie de sa vie à sillonner le lac et son visage était tanné par les embruns. « Voulez-vous que je réduise la vitesse de deux nœuds ? » demanda-t-il.

Le bateau à aubes était une charmante curiosité, un anachronisme conçu plus pour le confort que pour la vitesse. S’il ralentissait encore, il s’arrêterait, pensa Austin. « Mieux vaut maintenir l’allure, capitaine. Le lancement ne devrait pas poser de problème. » Il observa une nouvelle fois la jetée et vit que l’un des gardes s’en allait tandis que son collègue s’enfonçait dans l’ombre d’un abri. Austin espérait que le type piquerait un roupillon.

Il lui tendit la main. « Merci pour votre coopération, capitaine. J’espère que vos clients réguliers n’ont pas été trop déçus que nous ayons affrété votre bateau à la dernière minute.

— On me paie pour faire des allers-retours sur ce lac. Peu importe qui se trouve à bord. En plus, c’est bien plus excitant que de louer cette vieille barque à des touristes. »

L’excitation du capitaine valait son prix. La compagnie qui l’employait ne s’était pas montrée très enthousiaste à l’idée de perdre la recette d’une journée, il fallut donc proposer un dédommagement et faire intervenir les huiles de Washington pour qu’elle accepte de prêter son bateau à aubes pour cette mission officielle. « Heureux de vous avoir aidé à gagner votre journée », dit Austin. « Faut qu’on y aille maintenant. Contentez-vous de poursuivre votre chemin à toute vapeur, après que vous nous aurez largués.

— Comment reviendrez-vous ?

— On s’en occupe », répondit Austin avec un large sourire.

Austin quitta la cabine de pilotage et descendit dans le spacieux salon aménagé sur le pont inférieur. En temps normal, il aurait été bondé. Des masses de touristes s’y seraient restaurés tout en contemplant le magnifique paysage. Ce jour-là, il n’y avait personne hormis Jœ et Paul. Zavala avait déjà enfilé sa combinaison de plongée militaire Viking Pro à capuchon noir, et Trout était en train de passer en revue la liste de ce qu’ils emportaient. Austin s’habilla en toute hâte. Puis Zavala et lui franchirent une issue s’ouvrant dans la coque du bateau, prévue pour rembarquement et le débarquement des passagers.

Sans la plate-forme de bois placée en travers de la poupe, ils seraient tombés directement dans le lac. Le radeau tanguait sur ses flotteurs de forme oblongue. La solide toile de nylon dont ils étaient faits pouvait supporter un poids de plusieurs tonnes. L’ensemble avait été assemblé dans les dernières heures de la matinée. Déjà à bord du radeau, Contos vérifiait qu’ils n’avaient rien oublié d’important dans leur hâte. « Qu’en dites-vous ? » s’enquit Austin.

— Rien à voir avec le rafiot qui transportait Huckleburry Finn le long du Mississippi, dit Contos en hochant la tête. Mais ça peut aller, je pense.

— Merci d’apprécier sans aucune réserve nos talents de constructeurs », dit Zavala.

En quittant le radeau, Contos leur adressa un regard inquiet. « Écoutez les gars, je vous en prie, essayez de ne pas perdre le SeaBus. C’est sacrement dur de mener un programme d’essai sans rien avoir à essayer. »

Sans sa bâche de protection, le SeaBus ressemblait à une grosse saucisse en plastique. C’était la version miniature d’un sous-marin touristique de Floride, conçu pour véhiculer des équipes travaillant à des profondeurs moyennes. Sa coque en acrylique transparent pouvait abriter six personnes et leur équipement. Elle reposait sur de grosses cales rondes supportant le ballast dur, le lest et les moteurs. Plus haut sur les côtés, se trouvaient des réservoirs de ballast additionnels et des bouteilles d’air comprimé. Les structures externes étaient attachées à la coque par un anneau solide. Le cockpit à deux places se situait à l’avant. Du côté de la proue, étaient placés les circuits électrique, hydraulique et mécanique du sous-marin ainsi qu’un sas permettant aux plongeurs d’entrer et de sortir pendant l’immersion.

Trout passa la tête hors de la poupe. « Nous arrivons en vue de la cible, dit-il en regardant sa montre. Trois minutes avant le lancement.

— Nous sommes fin prêts », fit Austin. « Et toi, Paul ?

— Au poil, cap’taine », dit-il avec un sourire contraint.

Trout ne se sentait pas très bien. Malgré ses airs bravaches de yankee, il s’inquiétait pour Gamay et voulait à tout prix participer à cette mission. Mais il savait qu’avec son bras blessé, il représenterait une gêne. Austin avait réussi à lui faire entendre qu’ils avaient besoin de quelqu’un pour faire le gué et appeler la troupe à la rescousse si jamais les choses tournaient mal.

On avait amené une grue pour faire passer le sous-marin du camion au radeau. Le bateau à aubes avait appareillé au petit matin, avant que la côte ne soit trop fréquentée. Il était resté caché au large jusqu’à l’heure de sa traversée quotidienne. Derrière lui, le radeau tanguait et roulait malgré son lourd chargement. Agenouillés à l’arrière sur leur sac de lest, Austin et Zavala devaient s’arc-bouter pour garder leur équilibre. Au signal, ils enfoncèrent ensemble leurs poignards de plongée dans les flotteurs de caoutchouc. L’air sortit dans un sifflement qui se transforma vite en un jaillissement de bulles. Coincés entre l’eau et le radeau, les flotteurs se dégonflèrent rapidement. Pendant que l’arrière du radeau disparaissait, ils décrochèrent les filins retenant le SeaBus, puis grimpèrent tant bien que mal sur l’écoutille avant, s’assurèrent que tout était bien arrimé et s’installèrent dans le cockpit.

L’avant du radeau se dressa. Puis, les sacs de lest se dégonflèrent, l’embarcation s’immobilisa et se mit à couler. C’était une manœuvre de lancement primitive pour un radeau aussi sophistiqué, mais elle fonctionna. Propulsé par le bateau à aubes, le SeaBus se maintint à la surface de l’eau pendant que le radeau, lui, s’enfonçait. Le submersible dansait dans le sillage du gros bateau, noyé par l’écume jaillissant des roues à aubes. Comme ils descendaient dans les profondeurs, l’eau passa progressivement du bleu vert au bleu sombre.

Austin ajusta le ballast et le sub se stabilisa à quinze mètres. Les moteurs mus par batterie firent entendre un gémissement lorsque Zavala donna un petit coup d’accélérateur et dirigea l’engin vers la rive. Par chance, aucun courant ne faisait pression sur la proue arrondie, presque mal dessinée, si bien qu’ils furent en mesure de conserver une vitesse constante de dix nœuds. En une demi-heure, ils eurent couvert les huit kilomètres qui les séparaient de la terre.

Zavala tenait les commandes. Austin, lui, consultait l’écran du sonar. La côte rocheuse s’enfonçait à pic dans l’eau sur plus de trente mètres. Puis on avait une sorte de plateau se projetant loin en avant. Le sonar repéra une vaste structure reposant sur cette saillie, située au-dessous de la jetée flottante. Quelques instants plus tard, ils levèrent les yeux et virent le soleil miroiter à la surface de l’eau. Austin espérait ne pas s’être trompé en pensant que le garde était trop engourdi par l’ennui pour remarquer les remous causés par le submersible. Sans descendre trop profondément, Zavala fit décrire au SeaBus une spirale pendant qu’Austin abandonnait le radar pour s’en remettre à l’observation visuelle. « Stabilise. Vite », ordonna Austin.

Zavala réagit instantanément. Le submersible se mit à tourner en cercle comme un requin affamé. « Nous approchons trop de la saillie, c’est cela ?

— Pas exactement. Dégage l’engin et descends encore de cinquante pieds. »

S’éloignant de la côte, le SeaBus pivota de telle façon qu’ils se retrouvèrent face à une autre saillie. « Madré de dios, s’exclama Zavala. Et moi qui croyais que l’Astrodrome était encore au Texas.

— Je doute que tu rencontres les Cowgirls de Dallas dans ce truc », répliqua Austin. « Il ressemble comme un frère à celui qui a fait boum en Basse-Californie. Je regrette d’avoir à l’admettre, mais tu avais raison, comme d’habitude.

— C’est juste un coup de chance.

— Je ne sais pas jusqu’où va ta chance, il va falloir qu’on entre là-dedans.

— Une chose après l’autre. Je suggère que nous allions d’abord jeter un œil en dessous. »

Avec un hochement de tête, Zavala accéléra et fit glisser le SeaBus sous la structure massive dont la surface était constituée d’un matériau vert translucide émettant une lueur sourde. Quoi qu’en dise Zavala, toujours enclin à forcer le trait, cette installation aurait été tout aussi impressionnante sur la terre ferme. Comme celle du Mexique, elle reposait sur quatre pieds cylindriques définissant le périmètre occupé par l’ensemble de la structure. « Je vois des ouvertures dans les supports extérieurs », dit Austin. « Elles servent sans doute à aspirer l’eau et à la rejeter ensuite, comme on l’a déjà constaté en Basse-Californie. »

Zavala rapprocha le sous-marin du cinquième support, au centre même de l’édifice et alluma les deux projecteurs. « Pas d’ouvertures pour les canalisations dans celui-ci. Tiens ! Qu’est-ce qu’il y a ici ? »

Il accéléra encore un peu pour placer le SeaBus près d’une dépression ovale, contrastant avec la surface lisse de l’ensemble. « On dirait une porte. Mais toujours pas de paillasson marqué Bienvenue.

— Ils l’ont peut-être oublié, lança Austin. Que dirais-tu de garer le bus et de leur faire une petite visite de bon voisinage ? »

Zavala posa délicatement le SeaBus à la surface de la saillie, à côté du pied servant de support. Ils se munirent de bouteilles d’air comprimé et de casques reliés aux communicateurs Divelink. Austin enfonça son gros Bowen et quelques munitions dans un sac étanche contenant déjà le Glock 9 mm censé remplacer le pistolet mitrailleur que Zavala avait perdu en Alaska.

Passant le premier, Austin rampa à travers le sas, inonda la chambre puis ouvrit l’écoutille extérieure. Quelques minutes plus tard, Zavala le rejoignait. Ils nagèrent jusqu’à la base du support, soulevèrent l’épais cylindre et s’accrochèrent aux barreaux placés de chaque côté de la porte. Sur la droite, ils virent un panneau de plastique transparent comportant deux gros boutons, l’un rouge l’autre vert. Le vert était éclairé.

Ils hésitèrent. « Et s’il était relié à une alarme ? » dit Zavala exprimant à haute voix ce que pensait Austin.

— Je me faisais la même réflexion. Mais pourquoi imaginer de telles précautions de leur part ? On ne peut pas dire que les cambrioleurs pullulent dans le coin.

— Nous n’avons guère le choix, fit remarquer Zavala. Allons-y. »

Austin appuya sur le bouton vert. Si une alarme se déclencha, ils ne l’entendirent pas. Une paroi coulissa silencieusement, révélant une ouverture béante. Zavala fit un signe à Austin pour lui indiquer que tout allait bien et entra le premier. Ils se retrouvèrent à l’intérieur d’une sorte de grand carton à chapeaux. Une échelle métallique pendait du plafond. Sur le mur, dépassait un bouton en tout point semblable à celui de la première porte. Quand Austin appuya dessus, il bouscula accidentellement le sac contenant les armes, qui retomba dans le sas. « Laisse, dit-il, anticipant la question de Zavala. Nous n’avons pas le temps. »

L’issue externe se referma et un anneau de lumière s’alluma à l’intérieur. La salle fut rapidement vidée de l’eau qui l’emplissait puis une écoutille circulaire s’ouvrit d’un bruit sec dans le plafond. Leur présence ne semblait toujours pas avoir été détectée. Tout était calme. On n’entendait que le ronronnement des machines dans le lointain.

Austin grimpa à l’échelle et passa la tête par l’écoutille. Puis il fit signe à Zavala de le suivre. Ils débouchèrent dans une autre pièce circulaire, plus grande que la précédente. Plusieurs combinaisons de plongée vert foncé pendaient au mur. Des bouteilles d’air comprimé étaient empilées sur des étagères. Un grand placard contenait divers ustensiles spécialisés.

Austin ôta sa cagoule, son masque, sa bouteille et s’empara d’une brosse à long manche hérissée de filaments d’acier rigides. « Ils doivent utiliser ce truc pour nettoyer les issues d’accès, là-bas. Sans cela, elles seraient vite bloquées par les algues. »

Zavala s’avança vers une porte aménagée dans le mur arrondi et désigna deux autres interrupteurs rouge et vert. « Je commence à comprendre ce que ressentent les chimpanzés devant ces tests d’intelligence où ils doivent presser un bouton pour obtenir de la nourriture.

— Pas moi, dit Austin. Les chimpanzés sont trop malins pour se fourrer dans des endroits pareils. »

Au signal d’Austin, Jœ appuya sur le bouton vert. La porte pivota et ils pénétrèrent dans une pièce rectangulaire occupée par des cabines de douche et des étagères. Austin prit un paquet enveloppé de plastique posé sur l’une d’elles. À l’intérieur, se trouvait un costume blanc fait d’une toile de nylon légère et composé de deux pièces. Sans dire un seul mot, ils se défirent de leurs combinaisons et passèrent rapidement les uniformes immaculés sur leurs sous-vêtements thermiques. Les cheveux blond platine d’Austin auraient pu constituer un handicap, aussi fut-il heureux de découvrir dans son paquet une casquette de plastique à sa taille. « De quoi ai-je l’air ? » demanda-t-il, sachant parfaitement que ce costume n’était guère adapté à sa large carrure.

— Tu as l’air d’un gros champignon blanc sans saveur.

— C’est exactement ce à quoi j’essayais de ressembler. Allons-y. »

Autour d’eux, telle une caverne, s’étendait une salle au plafond élevé et incurvé, traversée de tuyaux et de conduits de diverses largeurs. Le ronronnement qu’ils avaient entendu quelques instants plus tôt était devenu si puissant qu’il leur blessait presque les tympans. Le bruit semblait venir de partout. « Bingo », murmura Austin.

Zavala dit : « Ça me rappelle une scène de ce film... tu sais, Alien.

— Je préférerais avoir affaire à de vrais extraterrestres », répliqua Austin.

Une silhouette vêtue de blanc émergea soudain de derrière une grosse canalisation verticale. Ils réagirent aussitôt en cherchant à tâtons leurs armes absentes, mais le technicien, qui tenait une jauge portative, leur adressa à peine un coup d’œil avant de disparaître dans le labyrinthe. L’immense salle était divisée en deux niveaux séparés par un échafaudage métallique et des passerelles. Ils décidèrent de grimper au premier, pour mieux voir l’ensemble de l’installation sans risquer de tomber sur d’autres laborantins. Ils escaladèrent les marches les plus proches d’eux et s’avancèrent vers le centre. Sous leurs pieds, les gens étaient trop absorbés par leur travail pour lever la tête. Depuis leur perchoir, l’usine était encore plus impressionnante. Elle ressemblait à une ruche futuriste grouillante de faux bourdons. « Il nous faudrait toute la journée pour nous repérer dans cet endroit », dit Austin. « Voyons si nous pouvons trouver un guide. »

Ils redescendirent au rez-de-chaussée par d’autres escaliers et se cachèrent derrière un gros tuyau. Trois techniciens, debout devant une grande console, leur tournaient le dos, concentrés sur leur tâche.

Deux d’entre eux s’éloignèrent, laissant leur collègue seul. Après avoir jeté un rapide coup d’œil pour s’assurer que personne ne l’observait, Austin s’approcha promptement de l’individu qui ne se doutait de rien et lui entoura la gorge de son bras musclé. « Pas un bruit ou je te brise la nuque », gronda-t-il avant d’attirer sa prise derrière le tuyau. « Je te présente notre nouveau guide », dit-il.

Zavala observa la personne qu’Austin désignait ainsi. « Tiens, nous nous sommes déjà rencontrés. »

Austin retourna le technicien vers lui. C’était Francesca. Dans les yeux de la jeune femme, la terreur se mua en soulagement. « Que faites-vous ici ? »

Plus ravi que surpris, Austin lui lança avec un grand sourire : « Nous avions rendez-vous, vous vous rappelez ? Mais nous n’avions pas encore fixé le jour ni l’endroit. »

Francesca sourit malgré son anxiété. Plus calme à présent, elle regarda autour d’elle et dit : « Nous ne pouvons pas rester ici. Suivez-moi. »

Ils zigzaguèrent à travers le labyrinthe avant d’aboutir dans une petite pièce meublée d’un bureau et d’une chaise en plastique. « J’ai demandé à disposer de cette salle pour pouvoir travailler tranquillement. Nous y serons en sécurité pendant quelques minutes. Si quelqu’un vient, essayez de donner le change. » Elle secoua la tête, éberluée. « Mais comment avez-vous bien pu faire pour entrer ici ?

— Nous avons pris le bus », rétorqua Austin. « Où est Gamay ?

— Ici c’est l’usine de dessalement. Gamay se trouve à l’intérieur du bâtiment principal. Ils l’ont enfermée dans une cellule du premier étage. Sous bonne garde.

— Comment y accède-t-on ?

— Je vais vous montrer. L’ascenseur qui permet de quitter le laboratoire conduit à un tram. La rame traverse un tunnel débouchant sur le bâtiment principal. Là, un autre ascenseur vous mènera jusqu’à son étage. Vous pensez pouvoir la sauver ?

— Nous ne le saurons qu’après avoir essayé », répondit Zavala avec un léger sourire.

— Ce sera dangereux. Mais vous avez une chance. Les gardes sont très occupés en ce moment. Il se prépare une sorte de réunion. Vous devrez faire vite, avant que les invités n’affluent par ici.

— Quel genre de réunion ? » s’enquit Zavala.

— Tout ce que je sais c’est qu’elle est très importante. En attendant, il faut que je me remette au travail. Tout doit être fin prêt, sinon ils tueront Gamay. »

Francesca passa la tête hors du bureau pour vérifier si le champ était libre puis les conduisit jusqu’à l’ascenseur. Elle paraissait épuisée, se dit Austin. Ses yeux rougis étaient cernés de noir. Elle leur souhaita bonne chance avant de disparaître dans le réseau de canalisations.

Sans perdre de temps, ils entrèrent dans un étrange ascenseur en forme d’œuf qui s’éleva à travers les eaux pour rejoindre la salle du tram décrite par Francesca. Ils montèrent à bord de la rame et traversèrent rapidement le tunnel jusqu’au terminus, puis ils pénétrèrent dans un couloir. L’autre ascenseur n’était qu’à quelques mètres d’eux. Le rai de lumière filtrant au-dessus de la porte indiquait que la cabine descendait. « On la leur joue méchant ou gentil ? » demanda Zavala.

— Essayons gentil pour commencer. »

La porte s’ouvrit, un garde sortit, pistolet mitrailleur en bandoulière. Il considéra Zavala puis Austin d’un air soupçonneux. « Excusez-moi, dit poliment Zavala. Pourriez-vous nous dire où se trouve la femme de la NUMA ? On ne peut pas la rater. Une grande rouquine. »

Le garde s’apprêtait à lever son pistolet mitrailleur, si bien qu’Austin fut obligé de lui enfoncer son énorme poing dans le ventre. L’homme émit un bruit ressemblant à celui d’un ballon qui se dégonfle et ses jambes fléchirent. « Je croyais que tu serais gentil », nota Zavala.

— J’ai été gentil », rétorqua Austin. Il attrapa l’homme par les bras, Zavala souleva ses pieds, ils le traînèrent ainsi à l’intérieur de l’ascenseur. Zavala appuya sur le bouton de l’étage supérieur et arrêta la cabine à mi-parcours. Austin s’agenouilla, tapota la joue du garde. Les yeux de l’homme roulèrent dans leurs orbites et, quand ils virent le visage d’Austin, s’ouvrirent soudain tout grands. « C’est notre jour de bonté. Tu as une deuxième chance. Où est la femme ? »

Le garde secoua la tête. Austin n’était pas d’humeur à tergiverser. Il posa le canon de son arme sur le nez de l’homme, à l’en faire loucher. « Je n’ai pas l’intention de perdre mon temps », déclara Austin sur un ton posé. « Nous savons qu’elle est au rez-de-chaussée. Si tu ne nous dis pas où exactement, nous trouverons bien quelqu’un qui le fera à ta place. Compris ? »

Le garde hocha la tête. « Bon », fit Austin. Il remit l’homme sur ses pieds en le tirant par la peau du cou. Quant à Zavala, il appuya sur le bouton de l’étage inférieur. Quand ils sortirent de l’ascenseur, ils ne virent personne. Poussant le garde devant eux, ils s’engagèrent dans le hall désert. « Ils sont combien à la surveiller ? »

L’homme haussa les épaules. « La plupart des gardes sont en haut, ils s’occupent des gros bonnets qui sont en train de débarquer pour la grande réunion. »

Austin aurait bien voulu connaître la raison de ce séminaire et l’identité des VIP en question, mais s’inquiétait davantage du sort de Gamay. Il planta son arme dans les côtes du garde. « Avance », ordonna-t-il.

En traînant les pieds, l’homme les mena le long d’un corridor puis s’arrêta devant une porte équipée d’un pavé de touches. Là il hésita, se demandant sans doute si on le croirait s’il prétendait ignorer la combinaison. Mais il lui suffit d’entrevoir les nuées sombres qui s’accumulaient sur le front d’Austin pour comprendre qu’il valait mieux filer doux. Il composa le code, la porte s’ouvrit. La pièce était vide. « Voilà sa chambre », dit le garde, il semblait inquiet.

Poussant l’homme devant eux, ils entreprirent d’inspecter les lieux. De toute évidence, cette petite pièce était une cellule puisqu’elle ne s’ouvrait que de l’extérieur. Zavala s’avança vers le lit, ramassa quelque chose sur l’oreiller et sourit. « Elle était bien là. »Les quelques cheveux auburn qu’il tenait entre les doigts appartenaient sans aucun doute possible à Gamay.

Austin se retourna vers le garde. « Où l’ont-ils emmenée ?

— Je n’en sais rien », répondit l’homme de mauvaise grâce.

— Mets-toi dans la tête que les prochains mots que tu diras seront peut-être les derniers. Donc réfléchis bien avant de parler. »

Le garde sentit qu’Austin n’hésiterait pas à l’abattre. « Je ne protège pas ces saligauds », dit-il.

— De qui parles-tu ?

— Des frères Kradzik. Ils l’ont emmenée dans le Grand Hall.

— Qui sont ces types ?

— Deux tueurs qui font le sale boulot de la patronne », lâcha-t-il avec dégoût.

— Dis-nous comment accéder au Grand Hall. »

Le garde leur indiqua la direction. Avant de partir, Austin lui promit de repasser le voir si jamais il les avait placés sur une mauvaise piste, ils verrouillèrent la cellule en laissant l’homme à l’intérieur et coururent vers l’ascenseur, ils ignoraient qui étaient les frères Kradzik et s’en souciaient peu. Une seule chose les obsédait. Le sort réservé à Gamay. Quel qu’il soit, il n’avait certainement rien d’enviable.

38

Sur le pont du bateau de Gogstad, les cinquante hommes attablés étaient vêtus de complets sombres et non pas d’armures. Et pourtant la scène aurait très bien pu se dérouler dans le cadre d’une cérémonie païenne, mille ans auparavant. Les flammes des torches se reflétaient sur les arêtes métalliques des armes médiévales couvrant les murs et projetaient des ombres vacillantes sur le visage des participants. Cet effet théâtral n’était pas fortuit Brynhild avait conçu elle-même l’agencement de la salle. Ce décor convenait parfaitement à ses mises en scène.

Le conseil d’administration de Gogstad rassemblait quelques-uns des individus les plus puissants du monde. Tous les continents étaient représentés. Il y avait là des PDG de multinationales, des syndicalistes auxquels les négociations secrètes conféraient des pouvoirs plus étendus que ceux de certains gouvernements, et des politiciens, en fonction ou pas, qui devaient leurs brillantes carrières aux ploutocraties dirigeant leurs pays plus sûrement que les responsables officiels. Malgré leurs différences de race ou de couleur, tous ces individus étaient liés par un commun dénominateur : leur insatiable cupidité. Les expressions de leurs visages, leurs gestes étaient empreints de dédain ; d’eux tous émanait la même subtile arrogance.

Sur le pont du bateau viking, Brynhild présidait la tablée. « Bienvenue, messieurs, dit-elle. Merci d’avoir si vite répondu à mon invitation impromptue. Je sais que nombre d’entre vous ont fait un long chemin pour venir jusqu’ici, mais je vous assure que vous ne vous êtes pas déplacés pour rien. » Son regard passa d’un visage à l’autre, devinant avec délices la convoitise que dissimulaient mal ces sourires étudiés et ces yeux perçants. « Les personnes assemblées ici représentent le cœur et l’âme de Gogstad, une autorité invisible plus puissante que tous les gouvernements ayant jamais existé. Vous êtes plus qu’un cénacle ; vous êtes les prêtres d’une société secrète, comme les chevaliers du Temple.

— Pardonnez-moi d’interrompre déjà ce discours poignant et zélé », coupa un certain Grimley, un marchand d’armes anglais affublé d’un regard de poisson. « Vous ne nous apprenez rien de neuf. J’espère que je n’ai pas fait neuf mille kilomètres en avion pour vous entendre nous raconter que vous trouvez notre groupe extraordinaire. »

Brynhild sourit. Les membres du conseil étaient les seules personnes sur terre autorisées à lui parler d’égal à égal. « Non, Lord Grimley, je vous ai convoqués pour vous informer que notre projet avance plus vite que prévu. »

L’Anglais resta dubitatif. Comme importuné par une odeur déplaisante, il se mit à humer l’air avec son long nez. « Au départ, vous disiez qu’il vous faudrait des années pour vous assurer le monopole sur les réserves d’eau mondiales. Maintenant ce délai serait réduit à quelques mois, si je comprends bien.

— Non, Lord Grimley, notre réussite se compte en jours. »

Il y eut un murmure assourdi autour de la table.

Un sourire onctueux passa sur le visage de Grimley. « Ne tenez pas compte de ma remarque précédente, s’excusa-t-il. Je vous en prie, poursuivez.

— Avec plaisir, rétorqua Brynhild. Comme vous l’avez appris à la lecture de mes rapports mensuels, nos plans se sont réalisés sans difficultés majeures, mais avec lenteur. Chaque jour, une nouvelle source entrait en notre possession. Toutefois il a fallu du temps pour construire notre flotte de tankers. Les immenses sacs de stockage prévus pour le transport de l’eau à travers les océans ont posé un certain nombre de problèmes. Nous n’avons obtenu que récemment les moyens technologiques nécessaires à leur mise en chantier. Et tout dernièrement, nos projets ont éveillé la curiosité de l’Agence nationale marine et sous-marine. »

Un propriétaire terrien du nom de Howes fut le premier à bien percevoir la signification de cette dernière phrase. « La NUMA ? Comment ont-ils pu entendre parler de nous ?

— C’est une histoire compliquée. On vous fournira les rapports décrivant en détail l’intérêt que la NUMA nous porte. Pour l’heure, je me contenterai de dire que leurs agents sont très tenaces et ont bénéficié d’une certaine chance.

— C’est sérieux, fit l’Américain. D’abord l’enquête menée par ce journal et maintenant cela.

— L’article ne sortira pas, ni dans ce journal ni ailleurs. Tous les rapports d’enquête ont été détruits. En ce qui concerne la NUMA, nous avons repris les choses en main.

— C’est quand même sacrement inquiétant, s’écria Howes. Nous avons dépensé des millions pour que nos activités demeurent secrètes. Et tout cela risque de se révéler inutile sous peu.

— Je partage entièrement votre opinion, répondit Brynhild. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour préserver le secret, mais une opération de cette envergure et de cette durée ne pouvait rester éternellement cachée. La façade érigée dans le but de dissimuler nos activités aux yeux du public commence à se fendiller. Ce n’était qu’une question de temps, aussi ne suis-je pas surprise par ce qui se passe. Mais voilà une bonne raison pour se hâter.

— Voulez-vous dire par là que vous activez le rythme à cause de la NUMA ?

— Non. La raison est autre. Les événements ont fini par tourner en notre faveur. »

Heimmler, un banquier allemand, réagit le premier. « Je ne vois qu’une seule explication à ce changement de timing », dit-il avec l’expression d’un boa constrictor observant un lapin. « La méthode Cabral de dessalage de l’eau est opérationnelle. »

Brynhild attendit que les murmures autour de la table se calment. « Mieux encore, lâcha-t-elle triomphalement. Le Dr Cabral travaille pour nous sur son projet.

— Cabral, fit l’Allemand. J’ai lu des communiqués de presse qui la disaient en vie, mais...

— En vie et en pleine forme. Elle a accepté de collaborer avec Gogstad puisque nous contrôlons la seule réserve d’anasazium. En ce moment même, elle est dans notre laboratoire où elle prépare une démonstration. Dans peu de temps, je vous ferai assister au miracle. J’ai parlé au Dr Cabral avant de vous rejoindre ici. Elle sera prête dans une heure. En attendant, vous êtes conviés à déguster les quelques rafraîchissements qui vous attendent dans la salle de réception. Je dois aller vérifier les dispositifs de transport. Je vous retrouve tout de suite après. »

Comme les administrateurs sortaient du Grand Hall en file indienne, Brynhild se dirigea vers l’entrée du bâtiment principal. Plusieurs berlines vert foncé étaient alignées devant le vaste porche. Près de chaque véhicule, un chauffeur et un homme en armes. « Tout est paré ? » demanda-t-elle au garde posté près de la voiture de tête.

— Oui, m’dame, nous n’attendons plus que vos invités. »

Le tram souterrain était le moyen de transport le plus rapide pour se rendre au laboratoire, mais il était surtout conçu pour véhiculer de petits groupes de techniciens. Quand il s’agissait de transporter un plus grand nombre de personnes, comme les membres du conseil d’administration par exemple, il valait mieux opter pour les berlines. Brynhild ne laissait rien au hasard. Elle s’installa à la place du passager dans la première voiture et ordonna au chauffeur de la conduire au lac. Quelques minutes plus tard, le SUV s’arrêtait au bord de la petite colline surplombant le plan d’eau. Elle descendit les quelques marches menant à la jetée et entra dans le hangar à bateaux. Ce bâtiment était un leurre. Il cachait en fait les ascenseurs desservant le laboratoire. Elle dépassa l’ascenseur rapide en forme d’œuf et pénétra dans le monte-charge. Quelques instants plus tard, elle traversait le laboratoire à grandes enjambées, en direction du centre de contrôle. Dans la salle en forme de dôme, l’excitation était à son comble.

Francesca travaillait à la console centrale. Quand elle vit Brynhild, elle dit : « Je m’apprêtais à vous appeler. Je suis en mesure d’effectuer la démonstration plus tôt que prévu.

— Vous êtes absolument sûre que cela marchera ?

— Je peux vous en donner un avant-goût dès maintenant, si vous le désirez. »

Brynhild réfléchit un instant avant de repousser sa proposition. « Non, j’ai hâte de voir leurs têtes quand nous leur montrerons comment fonctionne notre procédé. »

Francesca ignora l’emploi du mot « notre » pour qualifier son invention. « Je suis sûre qu’ils seront étonnés. »

Brynhild prit son petit téléphone portable pour ordonner le départ des navettes transportant les membres du conseil d’administration. Moins d’une demi-heure plus tard, ils étaient tous assemblés dans le labo autour du conteneur central. Brynhild leur présenta Francesca. Il y eut un murmure admiratif lorsque la jolie scientifique brésilienne s’avança vers eux. Tout en souriant aux hommes revêches qui l’entouraient, elle ne pouvait s’empêcher de les comparer à des reptiles affamés groupés autour d’un point d’eau. Elle n’avait pas oublié que leur soif de richesses et de pouvoir était à l’origine de son long exil au cœur de la jungle. Durant ces dix années passées chez les Chulos, des millions de gens auraient sans doute pu bénéficier de son invention. Au lieu de cela, ils étaient morts de soif.

Francesca n’avait jamais vu autant de mal concentré dans un même endroit, mais elle ravala son dégoût. « Je ne sais si certains d’entre vous ont un bagage scientifique, mais il n’est nul besoin de posséder ce genre de savoir pour saisir le principe basique régissant l’expérience à laquelle vous allez assister. Mon procédé est difficile à concrétiser, mais plutôt simple à concevoir. Les méthodes de dessalement existent depuis les Grecs Anciens. Jusqu’à présent, ces techniques utilisaient des procédés physiques : on chauffait l’eau pour obtenir de la vapeur, on la traitait à l’électricité, parfois même on la faisait passer à travers des filtres pour en extraire le sel, comme un enfant qui joue avec son tamis sur une plage. Pour ma part, j’ai estimé qu’il serait sans doute plus facile, à certains égards, de modifier la structure moléculaire des composants chimiques de l’eau salée à un niveau atomique et subatomique. »

Le banquier allemand au visage lisse déclara : « Votre procédé rappelle un peu l’alchimie, docteur Cabral.

— C’est une analogie fort pertinente. Bien que l’alchimie n’ait jamais atteint son but, elle a ouvert la voie à la chimie. Comme les alchimistes, j’ai essayé de transformer un matériau de base en or. Dans mon cas, il s’agissait d’or bleu. L’eau. Plus précieuse que n’importe quel minéral existant sur cette terre. Et pour réaliser cette transmutation, j’avais besoin d’une pierre philosophale. » Elle se tourna vers le cœur d’anasazium. « Dans ce conteneur, se trouve le catalyseur indispensable à la réussite de l’expérience. Quand l’eau salée entre en contact avec ce matériau, elle se purifie.

— Quand pourrons-nous assister à une démonstration de ce miracle ? » demanda Lord Grimley.

— Si vous voulez bien me suivre », dit-elle en marchant vers la console. Ses mains dansèrent au-dessus du clavier. On entendit un grondement assourdi tandis que les pompes s’activaient et que l’eau affluait. « L’eau salée passe dans la canalisation que vous voyez au-dessus de vous. Elle se déverse dans le conteneur. Cela prend quelques petites minutes. »

Francesca conduisit le groupe de l’autre côté du catalyseur. Elle se tut un instant, laissant le suspense grandir, puis consulta une jauge et désigna un autre tuyau. « C’est par ici que sort l’eau potable. Vous pouvez sentir la chaleur engendrée par la transformation. »

L’Américain suggéra : « Si je comprends bien, cette chaleur peut être utilisée pour produire de l’énergie.

— C’est exact. À l’heure actuelle, nous rejetons l’eau chaude dans le lac, mais avec quelques aménagements, nous pourrions faire en sorte de convertir la chaleur en électricité. Cette énergie suffirait largement à faire tourner l’usine. Et il serait même envisageable d’en exporter le surplus. »

Un murmure courut parmi les administrateurs. L’aura de cupidité émanant de ces sinistres individus était presque tangible. L’eau ne leur suffisait pas. Ils étaient en train de calculer les milliards de dollars qu’ils pourraient amasser en produisant de l’énergie bon marché.

Elle s’avança vers une série de tubes hélicoïdaux pendus au-dessous d’un tuyau d’eau potable. À la base des tubes, un robinet et une pile de gobelets en carton. « Voilà l’unité de refroidissement qui abaisse la température de l’eau », expliqua-t-elle. Se tournant vers un technicien, elle demanda : « Quelle était la qualité de l’eau produite jusqu’à aujourd’hui ?

— Saumâtre, tout au mieux », répondit le technicien.

Francesca ouvrit le robinet, emplit l’un des gobelets, le tint devant la lumière à la manière d’un onologue et en goûta une gorgée avant d’avaler d’un coup ce qui restait. « Encore un peu tiède, mais tout à fait comparable à n’importe quelle eau de source. »

Brynhild s’avança, se servit et but. « Le nectar des dieux », s’écria-t-elle, triomphale.

Les membres du conseil d’administration se bousculèrent autour du robinet comme du bétail assoiffé. On entendit des cris de stupeur et bientôt tout le monde se mit à parler en même temps. Pendant que les hommes s’abreuvaient à cette source comme à une fontaine de jouvence, Brynhild emmena Francesca loin du bourdonnement des voix.

« Félicitations, docteur Cabral. Il semble que le procédé soit un succès.

— Je le sais depuis dix ans », répliqua Francesca. Brynhild pensait à l’avenir. Le passé lui importait peu. « Avez-vous enseigné à mes techniciens la manière dont il fonctionne ?

— Oui. Il m’a suffi de régler une ou deux petites choses. Vous étiez très proches du but, savez-vous ?

— Ainsi, nous l’aurions développé quand même ? »

Francesca s’accorda une seconde de réflexion. « Probablement pas. On peut comparer nos deux méthodes à des droites parallèles, très proches l’une de l’autre, mais qui ne se touchent jamais. À présent que j’ai rempli ma part du marché, la balle est dans votre camp.

— Ah oui, le marché. »

Brynhild saisit la radio accrochée à sa ceinture et l’alluma en souriant. Ses yeux bleus glacés soutinrent le regard de Francesca lorsqu’elle dit : « Prévenez les frères Kradzik que la femme de la NUMA leur appartient.

— Attendez »Francesca agrippa le bras musclé de Brynhild. « Vous avez promis... »

Brynhild l’écarta sans effort. « Je vous avais bien dit qu’on ne pouvait se fier à moi. Maintenant que vous avez fait la démonstration de votre procédé, votre amie ne me sert plus à rien. » Quand elle porta de nouveau le téléphone à son oreille, son soutire s’évanouit soudain, remplacé par un froncement de sourcils. « Que voulez-vous dire ? » lâcha-t-elle brusquement. La colère assombrissait son front. « Il y a combien de temps ? »

Elle replaça la radio dans sa ceinture. « Je m’occuperai de vous plus tard », promit-elle à Francesca. Puis elle tourna les talons comme un soldat et se dirigea vers l’ascenseur de service.

Francesca était sous le choc. Elle comprenait peu à peu à quel point elle s’était laissé abuser. La fureur contenue en elle depuis dix longues années se réveilla. Si Gamay était morte, plus rien ne l’empêcherait de passer à l’action, comme elle l’avait prévu. Les mâchoires serrées, investie d’une nouvelle détermination, elle fit demi-tour et s’enfonça dans le dédale des canalisations.

39

Gamay fut presque soulagée lorsque les deux gardes trapus vinrent la chercher. Elle était effondrée, ayant constaté que sa cellule était dépourvue d’issue. Impossible de s’en échapper à moins de faire exploser la porte. Elle se promit de demander à un agent de la NUMA de lui procurer quelques gadgets à la James Bond. Mais pour cela, il faudrait patienter un peu. Pour l’instant, elle n’avait d’autre choix que d’attendre qu’on la fasse sortir et s’enfuir à la première occasion.

Son cœur se serra quand les hommes la conduisirent sans ménagements à travers l’enchevêtrement des couloirs. Impossible de s’y diriger seule. Ils s’arrêtèrent devant deux lourdes portes de bronze, hautes de plus de deux mètres cinquante, dont la surface gravée présentait des scènes mythologiques. On y voyait quantité de crânes, auxquels s’ajoutaient pour égayer, quelques géants, nains, monstres, chevaux fougueux, arbres tordus et autres éclairs disposés autour du motif central, une sorte de drakkar aux lignes effilées.

Un garde pressa sur le bouton enchâssé dans le mur et les portes pivotèrent bruyamment sur leurs gonds. Son acolyte poussa doucement Gamay du bout de son arme, pour la faire entrer dans la pièce. « Nous n’y sommes pour rien », dit-il sur un ton d’excuse. Puis les portes se refermèrent avec un déclic. Elle regarda autour d’elle afin de repérer les lieux. « Charmant », murmura-t-elle.

Elle se trouvait dans une salle gigantesque, plus grande qu’un terrain de football, dont elle devinait les contours grâce aux torches disposées sur les murs. Au centre, éclairé par quatre grands braseros, se dressait un navire à la voile carrée, ressemblant à s’y méprendre au vaisseau gravé sur les portes.

Ses connaissances en archéologie marine lui permirent d’identifier aussitôt le navire. C’était un bateau viking ou du moins une excellente réplique. Était-elle dans un musée ? Non, décida-t-elle, cet endroit ressemblait davantage à une crypte. Ce bateau servait peut-être de sépulcre comme c’était la coutume chez les Nordiques. Poussée par la curiosité, mais surtout parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire, elle entreprit de marcher vers lui.

Pendant qu’elle traversait le Grand Hall, deux paires d’yeux rougis étaient braqués sur elle. Quelques heures plus tôt, alors qu’elle moisissait dans sa cellule, ces mêmes yeux l’avaient épiée avec convoitise sur un écran de télévision. Les jumeaux Kradzik avaient passé des heures devant le moniteur, détaillant son corps, depuis ses magnifiques cheveux auburn jusqu’à ses longues jambes élancées. Leur voyeurisme n’avait rien de sexuel ; c’eût été trop naturel. Ils n’aimaient qu’une seule chose : faire souffrir. Ils étaient comme ces chiens qu’on dresse à tenir une friandise sur la truffe jusqu’à ce que leur maître leur permette de la gober. Depuis qu’ils savaient cette appétissante personne à leur portée, leurs instincts sadiques refaisaient surface. Gamay et l’autre femme leur avaient été promises. Comme Brynhild était occupée dans le laboratoire, ils avaient décidé de réclamer leur jouet.

Ils ordonnèrent que Gamay soit conduite dans le Grand Hall. Les gardes obéirent non sans réticence. Comme en Alaska, la petite armée qui protégeait Gogstad était composée d’anciens militaires, tous issus de corps d’élite. Dans leurs rangs, on trouvait des légionnaires français, des Spécial Forces américains, des SEALs, des fantassins de l’Armée rouge, des parachutistes britanniques et des mercenaires en tous genres. Une plaisanterie avait cours dans leurs baraquements. On disait que pour travailler chez Gogstad, il fallait au moins avoir été renvoyé à la vie civile pour manquement à l’honneur et qu’un séjour en prison représentait un bonus. Ils étaient prêts à tuer si on le leur ordonnait, mais se considéraient comme de simples professionnels exerçant leur métier. Les Kradzik étaient différents. Tout le monde savait ce qu’on racontait sur les massacres et les assassinats commis par les jumeaux en Bosnie. Des rameurs couraient au sujet des missions très spéciales qu’ils avaient accomplies pour Gogstad. Mais les nommes n’ignoraient pas qu’ils étaient en outre très proches de Brynhild. Aussi, quand on leur commanda de livrer la prisonnière, obéirent-ils sans poser de questions.

Gamay venait de parcourir la moitié de la distance qui la séparait du navire quand elle entendit un bruit caractéristique. Celui de moteurs qui démarraient. Le staccato vrombissant se répercutant sur les murs de pierre s’intensifia. Des phares s’allumèrent à la droite et à la gauche du bateau et avancèrent lentement dans sa direction.

Des motos.

Gamay aperçut la silhouette des motards. Elle se sentait comme une biche coincée au milieu d’une autoroute. Puis les moteurs tournèrent de plus en plus vite. Dans un gémissement strident, les motos bondirent vers elle, telles deux fusées jumelles.

C’est alors que son regard tomba sur les lances acérées posées sur les guidons.

Les motards fonçaient sur elle comme de grotesques caricatures de jouteurs médiévaux. Les lances allaient s’enfoncer dans son ventre quand les motos s’écartèrent, firent un rapide demi-tour avant de repartir. Gamay pivota prestement pendant qu’elles passaient près d’elle en effectuant un tête-à-queue parfaitement contrôlé. Elles se retournèrent, leurs moteurs gémirent et, une fois de plus, leurs phares la fixèrent comme les prunelles luisantes d’un énorme félin en maraude.

Les Kradzik pilotaient les 250 Yamaha que les gardes de la sécurité utilisaient pour patrouiller dans l’immense domaine. Quant aux lances, elles venaient de la collection d’armes décorant le Grand Hall. Les jumeaux ne débordaient pas d’imagination et leurs pratiques, qu’elles s’exercent sur une jeune fille ou un vieillard, suivaient toujours le même rituel : intimider, terroriser, infliger de la douleur et tuer.

À la gauche de Gamay, une voix sortit des ténèbres : « Si tu cours vite... »

Puis sur sa droite : « ... peut-être que tu nous échapperas. »

Quel bol, pensa Gamay. D’après les voix, il devait s’agir des deux débiles aux dents de métal qui avaient forcé la porte de sa maison. Il lui parut évident que leur suggestion n’était destinée qu’à pimenter un peu leur sport favori. Elle cria : « Je veux vous voir. »

Pour toute réponse, elle n’entendit que la pétarade des moteurs tournant au ralenti. Les Kradzik étaient déconcertés. D’habitude, leurs victimes tremblaient et suppliaient qu’on les laisse vivre. Personne ne s’amusait à discuter avec eux, et surtout pas les femmes sans défense. Intrigués, ils roulèrent vers Gamay et s’arrêtèrent à quelques mètres d’elle. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle. « Nous sommes la mort », répondirent-ils en chœur.

Le répit fut de courte durée. De nouveau, les moteurs rugirent, les motos se dressèrent sur leurs roues arrière, retombèrent et, avec un double hurlement produit par le caoutchouc surchauffé, bondirent en avant, effectuèrent un autre tête-à-queue, puis commencèrent à décrire des cercles. Les jumeaux voulaient que Gamay tourne sur elle-même jusqu’au vertige. Ils voulaient qu’elle s’écroule comme une poupée de chiffon. Mais elle refusa d’entrer dans leur jeu et resta bien campée sur ses jambes, les yeux braqués droit devant elle, les bras serrés le long du corps. Le souffle de leur passage, saturé de gaz d’échappement, la faisait suffoquer. Il lui fallut rassembler tout son sang-froid pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Ils l’auraient rattrapée en une seconde et précipitée à terre en la faisant trébucher avec leurs lances.

Quand ils virent qu’elle n’avait pas l’intention de courir, ils se rapprochèrent d’elle en biais. Une pointe de javelot la frôla et déchira le devant de son chemisier. Elle rentra le ventre. Il fallait trouver autre chose. Elle se mit à marcher lentement pour qu’ils ne modifient pas leur allure. Ravis de constater que le jeu reprenait en s’agrémentant d’une variante, les motards lui coupèrent la route chacun son tour, écartant leurs javelots à la toute dernière seconde. Elle continua d’avancer, assourdie par la plainte des moteurs, mais se gardant bien d’accélérer le pas. Gamay savait qu’ils la tueraient dès que l’envie leur en prendrait.

Elle entendit une moto arriver sur sa droite. Jouant le tout pour le tout, elle s’arrêta net. Surpris, le motard dut faire un écart. Son engin dérapa. Dès cet instant, l’inquiétante coordination qui semblait lier les deux hommes fut brisée. Ils se mirent à tourner en rond dans la plus grande confusion. Gamay en profita pour courir vers la proue du bateau. Elle aurait voulu sauter sur le pont, mais les flancs du navire, au-dessus des orifices par lesquels sortaient les rames, étaient protégés par une barrière de boucliers rouges. Voilà pourquoi les Kradzik lui avaient permis d’avancer jusque-là. Ils savaient que les boucliers l’empêcheraient de grimper.

Le seul moyen d’accéder au pont consistait en une rampe installée près de la poupe. Ils espéraient probablement qu’elle se précipiterait dans cette direction, aussi, dès son premier mouvement, s’élancèrent-ils pour l’arrêter. C’est alors qu’elle saisit l’un des boucliers fichés dans le flanc du bateau et se retourna en le tenant devant elle, dos au navire. Le lourd bouclier, où le bois se mêlait au fer, était conçu pour un guerrier Scandinave, pas pour une femme. Heureusement, Gamay était grande et athlétique, elle parvint donc à glisser son bras à travers les lanières et à le maintenir fermement.

Il était temps.

Tonk.

Les deux javelots heurtèrent le bouclier en même temps. Gamay fut projetée contre le flanc du bateau, le souffle coupé.

Les motos s’écartèrent, firent un rapide demi-tour et repartirent. Gamay baissa le bouclier, le posa sur le sol et le coinça avec le pied pour en extirper les lances. Elles étaient nettement plus légères que le bouclier et leurs fins manches de bois se terminaient par des pointes de bronze effilées. Ces armes étaient conçues plus pour le lancer que pour la joute.

Tenant les javelots à la verticale, serrant le bouclier contre elle, elle se tint prête. Comme ils avaient perdu leurs lances, elle se dit que les frères faisaient une feinte. Mais soudain elle vit quelque chose bouger dans l’obscurité. Une boule hérissée de pointes s’était mise à tournoyer au bout d’une chaîne. Elle vint percuter son bouclier. Bien que fermement campée sur ses jambes fléchies, Gamay fut projetée en arrière et retomba sur le genou droit, parvenant malgré tout à garder le bouclier devant elle. Ce réflexe lui sauva la vie. Le deuxième motard voulut lui assener le coup de grâce, mais la boule s’écrasa sur le bouclier dont il volatilisa le revêtement.

Les frères avaient échangé leurs javelots contre des masses d’armes, ces objets mortels censés traverser les armures. Sans lui laisser le temps de se relever, les motos foncèrent sur elle. De nouveau, les boules de fer garnies de pointes heurtèrent le bouclier dont le bois la protégea tant bien que mal. Mais au deuxième coup, il se désintégra. Il ne lui resta plus entre les mains que les lanières de cuir et l’armature désormais inutile.

Elle s’empara alors d’un javelot et le tint droit devant elle. Les motards allaient et venaient sans se décider à passer à l’attaque. Enfin, l’un d’eux prit l’initiative. Gamay tendit la lance dans sa direction, comme une pointe de compas, et cessa de respirer. À la dernière seconde, le motard s’écarta. L’autre arrivait sur sa gauche. Elle pivota rapidement pour lui faire face, mais fut distraite par une nouvelle attaque venant de la droite. C’était une manœuvre de flanc tout à fait classique. Ils n’agissaient pas, se contentant probablement de la tester pour observer sa réaction.

Une moto passa à quelques mètres d’elle, son conducteur se croyant hors de portée de sa lance. Au lieu de s’en servir pour piquer, Gamay ramena le javelot sur son épaule et le lança. La moto roulait vite. Elle avait visé trop bas. L’arme toucha les rayons de la roue avant qui la brisèrent en mille morceaux. Mais auparavant, le pneu mince et proéminent glissa sur le côté. La moto fit une embardée. Son pilote passa par-dessus le guidon. L’engin dérapa longuement, laissant derrière lui une traînée d’étincelles rouges et blanches. Gamay vit l’homme tomber. Il ne bougeait plus.

Le deuxième motard s’immobilisa, dirigea le faisceau de son phare vers la forme inerte, descendit de sa machine. Avant même de s’accroupir près du corps désarticulé, il avait compris que son frère était mort, il avait ressenti la peur et la souffrance de son jumeau au moment où sa nuque s’était brisée. C’est alors qu’un gémissement s’éleva et s’enfla en un cri terrifiant. Un frisson parcourut l’échine de Gamay lorsque le dernier des Kradzik se mit à hurler comme un loup. Elle se dirigea vers l’arrière du bateau, espérant y dénicher une autre arme. Mais le tueur, devinant son intention, enfourcha sa moto en un clin d’œil. Elle pointa sa lance vers lui et, quand il arriva près d’elle, elle ressentit une secousse assortie d’un petit bruit métallique. Il avait tranché net la pointe du javelot avec une hache de combat à manche court. Il freina et s’avança, en tenant à deux mains la hache qu’il brandissait au-dessus de sa tête.

Gamay courut vers la poupe du bateau. Il eut tôt fait de la rejoindre et lui lança la moto dans les jambes. Elle tomba, ses coudes heurtèrent violemment le sol dur. Ses jambes, ses bras n’étaient plus que douleur, mais ce qui l’inquiétait le plus c’était la silhouette qui se dressait au-dessus d’elle. « Mon frère... est mort... »

Il parlait par saccades, comme s’il attendait que son jumeau complète ses phrases. « Tu as tué... maintenant je vais te tuer. Je vais commencer... par les jambes. L’une après l’autre. Puis les bras. »

Avec son pantalon et son gilet de cuir noir, il ressemblait à un bourreau des temps anciens. Ce qu’il venait d’énoncer le fit sourire. Ses dents brillèrent dans la pénombre. Gamay tenta de rouler sur elle-même, mais il l’en empêcha en écrasant sa botte sur son poignet. Elle se mit à hurler.

Gamay vit la hache se lever et, au même moment, entendit un vrombissement suivi d’un grognement de surprise. L’homme leva sa main libre vers sa tête, à l’endroit où dépassait le carreau d’arbalète qui venait de lui transpercer le crâne. Ce geste n’était qu’un dernier réflexe. Il était déjà mort. Ses yeux rougis se voilèrent. Il s’écroula. Gamay roula sur elle-même pour éviter la hache qui se ficha dans le sol. Ensuite, il y eut des bruits de pas précipités, des bras puissants la soulevèrent et elle aperçut le sourire familier de Zavala. Puis Austin apparut, tenant une vieille arbalète. « Comment ça va ? » demanda Austin.

— Une bonne greffe de peau, et on n’y verra que du feu. » Elle remarqua l’arme à feu que Jœ avait empruntée au garde. « Ce n’est pas que je veuille me montrer ingrate, mais pourquoi jouer à Guillaume Tell quand on possède un truc pareil ?

— Ce pistolet tire plusieurs balles à la fois », dit Zavala. « C’est génial pour contrer une attaque, mais pas idéal pour un tir de haute précision. Évidemment, si Kurt avait raté son coup, je lui aurais prêté main forte. »

Il s’agenouilla près du jumeau mort. « Tu étais censé atteindre la pomme, pas la tête.

— La prochaine fois, je viserai plus haut », dit Austin en se débarrassant de l’arbalète.

Elle leur déposa à chacun un baiser sur la joue. « Contente de vous voir, même si je dois endurer vos plaisanteries débiles. »

Austin inspecta le cadavre couché près de la moto. « On dirait que tu t’en sortais très bien toute seule.

— En effet, on était sur le point de me débiter en petits morceaux », répliqua Gamay, en se demandant comment elle pouvait rire d’une chose aussi horrible. « Où sommes-nous ?

— Sur le lac Tahœ.

— Tahœ ! Comment m’avez-vous dénichée ?

— Je t’expliquerai cela lorsque nous aurons retrouvé Francesca. Peux-tu marcher ?

— Je ramperais sur les genoux pour sortir de ce trou. Charmants costumes », dit-elle en examinant leurs casquettes et leurs vêtements blancs. « C’est ce qui vous a permis d’entrer ici, malgré les gardes ?

— Il n’y avait aucun garde.

— Je suppose qu’ils ne voulaient pas porter la responsabilité des agissements des jumeaux démoniaques.

— En réalité, nous sommes entrés en force. Et quand on t’a vue jouer au chat et à la souris avec ton ami, j’ai attrapé une arbalète sur le mur et attendu que tu le places dans la bonne position. Puis j’ai tiré. » Austin prit un pistolet sur l’un des cadavres. « Et si nous remontions en selle avant que la cavalerie n’arrive ? »

Gamay hocha la tête et, traînant la jambe, se dirigea vers la sortie. Les deux hommes la soutenaient. À cet instant, les portes s’ouvrirent et Brynhild entra. Bien que seule, elle n’en était pas moins impressionnante. Elle traversa le hall à grandes enjambées, jeta à peine un coup d’œil aux cadavres et se campa devant les trois agents de la NUMA, les mains sur les hanches, ses jambes musclées écartées, fichées dans le sol comme des troncs d’arbre. « Je présume que ceci est votre œuvre », dit-elle.

Austin haussa les épaules. « Désolé pour le désordre.

— Ces types étaient des idiots. Si vous ne les aviez pas tués, je m’en serais chargée. Ils ont désobéi à mes ordres et ont profané ce lieu sacré.

— Et pourtant, je sais combien il est difficile de trouver du bon personnel de nos jours.

— Ce n’est pas si difficile que vous le croyez. Les gens qui aiment tuer ne manquent pas. Comment êtes-vous entrés ?

— Par la grande porte. Où sommes-nous donc ?

— Ici se trouve le cœur et l’âme de mon empire.

— Vous devez être l’insaisissable Brynhild Sigurd », dit Austin.

— C’est exact et vous, vous êtes Mr. Austin. Je connais aussi votre ami, Mr. Zavala. Je vous surveille depuis que vous avez visité notre usine au Mexique. Comme c’est gentil à vous de nous faire l’honneur d’une visite.

— Laissons cela, il faut que vous nous donniez les coordonnées de votre décorateur. Que penses-tu de ce style, Jœ ? Famille Adams première manière ou Transylvanien tardif ?

— Je pencherais pour du Munster moderne. La table basse en forme de bateau est d’un coquet !

— Sachez, messieurs, répliqua la femme, que ce bateau symbolise le passé, le présent et le glorieux futur. »

Austin partit d’un grand rire. « Judicieux symbole. Ce navire est coincé entre ces quatre murs, tout comme votre empire.

— Vous commencez à devenir fatigants, messieurs de la NUMA.

— C’est justement ce que je disais à Jœ avant que vous n’arriviez. Nous ne voulons pas abuser de votre hospitalité. Si vous consentez à nous excuser, nous allons nous retirer. En selle, les gars. »

Zavala, qui marchait en tête, tenta de contourner Brynhild en la gratifiant de son célèbre sourire enjôleur. Brynhild avait beau être un monstre, c’était quand même une femme. Le fameux charme Zavala n’eut pas le moindre effet sur la géante. Elle tendit la main, l’agrippa par sa chemise et le secoua comme un prunier avant de le jeter à terre. Zavala se redressa vite. Toujours gentleman, quels que soient la taille ou l’âge de la femme à qui il avait affaire, il se remit à sourire. « Je sais ce que vous ressentez, mais après tout ce que nous avons vécu ensemble, pourquoi ne pas se quitter bons amis ? »

Brynhild répondit en le giflant du dos de la main. Jœ vacilla, recula de quelques pas en essuyant le sang qui ruisselait de la commissure de ses lèvres. Brynhild recula son poing droit pour lui décocher un nouveau coup. C’est alors qu’Austin s’avança pour porter secours à son partenaire, les yeux fixés sur les mains de la géante. Ce qui l’empêcha de prévoir sa riposte immédiate. Lançant sa jambe gauche dans un mouvement classique de kickboxing, elle le prit par surprise. Sa botte le heurta à la poitrine si violemment que ses côtes craquèrent, il s’écroula, ses dents s’entrechoquèrent.

Au moment où il vit tomber Austin, Zavala oublia qu’il était interdit de frapper une femme. « Ça fait deux coups en traître », dit-il d’une voix douce.

Jœ avait financé ses études au New York Maritime Collège en pratiquant la boxe professionnelle comme poids moyen, il avait remporté la plupart de ses combats, souvent par KO. Depuis l’université, il avait pris un peu de poids, mais s’était maintenu au-dessous des 175 livres. Il mesurait un mètre quatre-vingt-cinq, ce qui donnait à Brynhild un avantage d’environ trente centimètres. Elle devait aussi peser vingt-cinq kilos de plus que lui. Et rien que du muscle.

Après son coup de pied, Brynhild retomba dans la position idéale pour amorcer un crochet droit assez puissant pour arracher la tête de Zavala. Retrouvant ses vieux réflexes de boxeur, il vit venir le coup et baissa la tête au bon moment. Le poing de Brynhild lui effleura le sommet du crâne. C’est alors qu’il lui envoya son gauche dans le ventre en frappant de si bon cœur qu’il faillit se casser le poignet. Son adversaire décontenancée lui allongea un gauche long et mou qui manqua sa cible. Zavala rentra le menton, leva les mains et tenta une combinaison de trois coups qui en avait précipité plus d’un au tapis, quand il était étudiant. Il enchaîna donc un rapide direct du gauche, un uppercut du droit et un crochet du gauche.

L’uppercut ne servit à rien, en revanche le crochet gauche atteignit Brynhild en pleine mâchoire. Ses yeux se voilèrent l’espace d’une seconde. Elle recula d’un pas pour accompagner l’avancée de Zavala et lui décocha en pleine poitrine une droite qui lui coupa le souffle. Tandis qu’il tentait de reprendre sa respiration, elle déjoua sa garde basse et le cogna au ventre. Zavala encaissa le coup sans trop de dommages, grâce à ses muscles abdominaux, voulut lui balancer une droite et un gauche à la mâchoire, mais rata ses deux coups. D’abord surprise par la réaction rapide et experte de Jœ, Brynhild savait maintenant à quoi s’en tenir sur les capacités de son adversaire. Elle se servirait de sa taille et de son envergure supérieures pour rester hors de portée de ses coups.

Devinant sa stratégie, Zavala tenta un uppercut au menton, mais à chaque essai son poing fouettait l’air, impuissant. Son œil gauche était à demi fermé et son nez saignait. Il projeta son gauche sur la gorge de Brynhild qui répliqua en l’assommant presque. Malgré sa stature impressionnante, elle était aussi vive que n’importe lequel des poids moyens qu’il avait combattus. Les vieux habitués du ring avaient coutume de dire qu’un homme grand et doué était capable de battre un homme petit et doué. Zavala se prit à espérer que le même truisme ne s’appliquait pas aux femmes.

Il s’obstinait, mais avait totalement perdu le rythme et ne balançait plus que des coups de poing cotonneux et désordonnés. Il ne tiendrait plus longtemps. Quand il tomberait d’épuisement, elle l’achèverait d’un ou deux coups de talon sur la nuque.

Il en était là de ses réflexions quand, de manière tout à fait inattendue, Brynhild baissa la garde. Avant que Zavala ne reprenne la situation en main, la géante s’écroula comme une masse. Jœ, éberlué, resta planté là à essuyer la sueur qui lui coulait dans les yeux. Au-dessus du corps étendu de Brynhild, se dressait Gamay. Elle tenait à pleines mains un bouclier de bois pris sur le bateau. « Il existe plus d’une manière d’écraser une salope viking », dit-elle, les yeux brillants de fureur.

Austin était parvenu à se remettre sur ses pieds. Tenant ses côtes cassées, il regarda les autres et s’écria : « J’espère que nous nous portons mieux que nous n’en avons l’air.

— Je me porterai diablement mieux quand nous serons sortis d’ici », dit Zavala de ses lèvres tuméfiées.

— Attendez », fit Austin en regardant autour de lui. « Nous avons besoin d’une diversion. »

Sans hésitation, il s’avança vers l’un des braseros disposés près du bateau, le prit par ses pieds de métal et jeta les charbons ardents sur le pont. Puis il monta à bord et empila les boucliers. Les flammes du feu de joie improvisé rongèrent le mât et léchèrent le bas de la voile de cuir qui, en quelques secondes, s’embrasa. Une fumée noire et pestilentielle montait en volutes vers le plafond le long duquel elle se mit à glisser.

Une fois cette tâche accomplie, Austin se dirigea vers les portes, suivi de ses deux compagnons. Ils restèrent près des battants à regarder la salle s’emplir de fumée. Quelques minutes plus tard, ils s’ouvrirent brutalement, et plusieurs gardes firent irruption dans la salle en hurlant. L’apport d’air frais aviva le feu et répandit les nuages de fumée noire dans tout le Grand Hall. Les hommes coururent droit vers le bateau sans voir les trois silhouettes indistinctes qui s’échappaient.

40

Sous le dôme de l’usine sous-marine, Francesca sentait l’excitation monter en elle. Encore un petit détail et son plan serait accompli. Elle n’osait agir avant de savoir ses amis sains et saufs, d’autant plus qu’elle avait assisté à la sortie précipitée de Brynhild. Elle regarda autour d’elle. Cherchant à s’attirer leurs faveurs, les techniciens étaient occupés à faire des ronds de jambes devant les administrateurs qui tournaient autour du robinet, s’envoyant derrière la cravate des gobelets d’eau purifiée comme s’il s’agissait de Champagne Moët et Chandon. La réception ne durerait pas éternellement. Quelqu’un remarquerait sûrement les regards qu’elle ne cessait de porter aux panneaux de contrôle.

Le bourdonnement des conversations cessa soudain. Francesca se retourna vers les trois étranges silhouettes qui avaient surgi de l’ascenseur de service. Quand elle reconnut ses amis, elle en eut le souffle coupé. Ils étaient presque méconnaissables. Gamay boitait, ses beaux cheveux auburn semblaient être passés dans un batteur à œufs. Ses bras et ses jambes étaient couverts d’ecchymoses. Les survêtements que portaient Austin et Zavala étaient maculés de sang et de suie. Le visage tuméfié de Zavala le faisait ressembler à Popeye.

Se frayant un chemin à travers la foule, ils s’avancèrent vers Francesca. Austin parvint à lui sourire. « Désolé d’avoir tant tardé. Nous avons rencontré quelques, euh, obstacles.

— Dieu merci, vous êtes là. »

Austin glissa son bras autour des épaules de la jeune femme. « Nous ne faisons que passer. Un taxi nous attend là-dessous. On vous emmène ? »

Francesca répondit : « Il me reste encore une chose à faire. »

Elle se dirigea vers le panneau de contrôle, composa une série de chiffres sur le clavier de l’ordinateur et regarda les jauges pendant un moment Satisfaite de voir que tout fonctionnait comme prévu, elle se retourna et dit : « Je suis prête. »

Zavala tenait les gens de Gogstad sous la menace de son arme, au cas où l’un d’eux se sentirait investi d’un courage inattendu. Austin dévisagea les administrateurs qui lui retournèrent son regard avec des expressions haineuses. À un moment, l’Anglais nommé Grimley s’avança vers Austin et, le regardant sous le nez, lui lança : « Veuillez nous dire qui vous êtes et ce que vous venez faire ici. »

Austin eut un rire sarcastique, posa la main sur la poitrine osseuse de l’homme et le repoussa vers les autres. « Qui est donc ce clown ? » demanda-t-il à Francesca.

— Lui et ses amis symbolisent le mal qui règne dans le monde. »

En tant que philosophe amateur, Austin s’intéressait depuis longtemps à la question du bien et du mal, mais l’heure n’était pas aux discussions métaphysiques. Ignorant l’Anglais, il prit Francesca par le bras et l’entraîna vers la sortie. Il comptait rejoindre immédiatement le sous-marin. Gamay suivait. Zavala couvrait leurs arrières.

À peine eurent-ils fait quelques pas que les portes du monte-charge s’ouvrirent Une vingtaine de gardes firent irruption dans le labo, encerclèrent rapidement les fugitifs et désarmèrent Zavala.

D’un pas majestueux, Brynhild sortit de l’ascenseur. Les hommes s’écartèrent pour la laisser passer. Ses cheveux blonds étaient hirsutes depuis qu’ils avaient rencontré le bouclier de Gamay, et son visage pâle était barbouillé de suie. Mais sa tenue négligée ne diminuait en rien sa prestance et la malveillance qui couvait dans ses yeux bleu clair. Tremblante de rage, elle désigna les agents de la NUMA comme si elle s’apprêtait à les foudroyer. « Tuez-les », ordonna-t-elle.

Il y eut des murmures de satisfaction lorsque les administrateurs virent le tour que prenaient les événements. Leurs yeux brillaient à l’idée du massacre qui se préparait, Mais au moment où les gardes levèrent leurs armes pour les décharger sur les trois intrus, Francesca s’avança devant ses amis en leur faisant un rempart de son corps. Sur un ton qu’elle n’avait plus adopté depuis la fin de son divin règne, elle clama : « Arrêtez !

— Dégagez de là, ou ils vous tueront aussi », ordonna Brynhild.

Francesca leva le menton et déclara : « Je ne le pense pas. »

Brynhild sembla prendre encore trente centimètres. « Qui êtes-vous pour oser me défier ainsi ? » rugit-elle.

Pour toute réponse, Francesca se dirigea vers les instruments de contrôle. Le tableau clignotait comme un flipper. Des lignes de chiffres traversaient l’écran de l’ordinateur. Quelque chose ne tournait pas rond, c’était évident.

Brynhild fondit sur Francesca comme un ange vengeur. « Qu’avez-vous fait ?

— Voyez par vous-même », dit Francesca en s’écartant. Brynhild fixa les lumières colorées. « Qu’arrive-t-il ?

— Les instruments sont en train de faire une dépression nerveuse, car ils sont confrontés à une sorte de réaction en chaîne.

— Que voulez-vous dire ? Parlez, ou je...

— Vous me tuerez ? Mais faites donc. Je suis la seule à pouvoir arrêter le processus. » Elle sourit. « Il y a une chose que vous ignorez au sujet de l’anasazium. Quand on le laisse tranquille, il n’est pas plus dangereux que le fer. Mais ses atomes deviennent hautement instables lorsqu’il est soumis à certaines conditions.

— Quel genre de conditions ?

— Une certaine combinaison associant température, courant électrique et vibration sonore. C’est justement à cette combinaison que le matériau est soumis en cet instant. A moins que je ne change les instructions, il explosera.

— Vous bluffez.

— Vraiment ? Voyez par vous-même. Les courbes de température ont dépassé les normes. Toujours pas convaincue ? dit-elle. Pensez à la mystérieuse explosion de votre usine du Mexique. La fois où vous m’en avez parlé, je savais précisément quelle en était la cause, il a suffi de quelques livres de cette substance pour anéantir votre usine. Pensez à ce qui arrivera quand des centaines de livres atteindront la masse critique. »

Brynhild se tourna vers les techniciens assemblés autour d’elle et cria qu’on arrête la réaction en chaîne. Le chef d’équipe, qui n’avait cessé de regarder, fasciné, l’écran de l’ordinateur fou, recula, le front couvert de sueur, et dit : « Nous ne savons pas comment faire. Nous risquons simplement d’aggraver les choses. »

Brynhild arracha le pistolet mitrailleur que tenait le garde le plus proche d’elle et le pointa vers Gamay. « Si vous n’arrêtez pas cela, je tuerai vos amis l’un après l’autre. Elle d’abord.

— Et maintenant, qui bluffe ? répliqua Francesca. Vous projetez de les tuer de toute façon. Ainsi, nous mourrons tous ensemble. »La peau blême de Brynhild devint d’une pâleur incroyable. Elle baissa son arme. « Dites-moi ce que vous voulez », demanda-t-elle, d’une voix tendue par la colère.

— Je veux que ces trois personnes sortent d’ici saines et sauves. »

En tant qu’ingénieur, Brynhild avait appris à assembler les faits avant de prendre une décision. Si la réaction n’était pas stoppée, l’explosion qui en résulterait détruirait l’usine. Francesca était la seule à détenir la clé du problème. Brynhild laisserait partir les agents de la NUMA. Dès que la réaction serait stabilisée, elle s’occuperait de Francesca. Elle souhaitait se venger de la destruction de son bateau, mais cela ne pressait pas. Il lui avait fallu des années pour parvenu » à ce moment.

Elle rendit le pistolet au garde. « D’accord, dit-elle. Mais vous, vous restez. »

Francesca poussa un soupir de soulagement et se tourna vers Austin. « Vous avez dit que vous étiez arrivés par le lac ?

— Oui. Des scaphandres autonomes et un sous-marin nous attendent juste sous le labo.

— Vous ne pourrez pas partir comme vous êtes venus », dit Francesca. « La chaleur est déjà trop importante. Vous seriez ébouillantés avant même d’atteindre le sous-marin.

— Nous allons tenter d’emprunter l’ascenseur pour gagner la jetée. Il y a un bateau là-bas.

— C’est la meilleure solution.

— Nous ne vous laisserons pas.

— Tout va bien. Ils ne me toucheront pas aussi longtemps que je leur serai utile. »Elle sourit pour donner le change. « J’attendrai impatiemment d’être sauvée de nouveau par des agents de la NUMA. » Et se tournant vers Brynhild : « Je les accompagne jusqu’à l’ascenseur.

— Pas de coups tordus », rugit la géante. Elle ordonna à deux gardes d’escorter le petit groupe.

Francesca pressa le bouton commandant l’ouverture de l’ascenseur ovoïde. « Vous êtes blessés. Je vais vous aider à entrer. » Quand ils furent tous installés à l’intérieur, elle se pencha et murmura : « Est-ce que l’un de vous a une arme ? »

Les gardes qui avaient confisqué le pistolet mitrailleur de Zavala n’avaient pas vu d’arme dans la main d’Austin et en avait trop rapidement conclu qu’il n’en possédait pas. Mais le revolver qu’il avait pris sur l’un des frères Kradzik était encore caché sous sa chemise. « J’en ai une, dit Austin, mais il serait suicidaire de s’en servir pour sortir d’ici.

— Je n’ai pas l’intention de le faire. L’arme, s’il vous plaît. »

Austin la lui tendit avec réticence. À son tour, elle chercha sous sa blouse et lui remit une enveloppe kraft. « Tout est là, Kurt. Conservez cette enveloppe au péril de votre vie », dit-elle. « Qu’est-ce que c’est ?

— Vous le saurez quand vous l’offrirez au monde. » Elle lui donna un long baiser. « Je suis désolée, mais il va falloir remettre notre rendez-vous », dit-elle avec un sourire. Puis elle se tourna vers les autres. « Au revoir mes amis. Merci pour tout. »

Une voix d’une telle fermeté ne pouvait que traduire une farouche détermination. Austin comprit soudain qu’elle n’avait pas l’intention de s’enfuir. « Entrez ! » hurla Austin, et il voulut lui attraper le bras.

Mais elle esquiva facilement son geste, s’écarta et consulta rapidement sa montre. « Vous avez exactement cinq minutes. Utilisez-les au mieux. »

Puis elle appuya sur le bouton. La porte se ferma et la cabine disparut rapidement. Tournés vers l’ascenseur, les gardes ne prêtaient pas attention à Francesca qui en profita pour sortir l’arme de sous sa blouse et tirer sur les commandes de l’ascenseur. Elle fit de même pour le monte-charge avant de laisser tomber le pistolet. Comme Brynhild se précipitait vers elle, escortée des autres gardes, une puissante sirène d’alarme se mit à retentir. Le vacarme provenait des haut-parleurs placés tout autour du dôme. « Qu’est-ce que vous avez fait ? » tonna Brynhild.

— Ce signal indique qu’il ne reste que cinq minutes », lui cria Francesca. « Le processus est verrouillé. Rien ne l’arrêtera désormais.

— Vous disiez que vous stopperiez la réaction si je laissais partir vos amis. »

Francesca se mit à rire. « J’ai menti. Vous m’avez bien dit de ne jamais faire confiance à personne », lui lança-t-elle en lui ressortant ses propres paroles.

Les techniciens ayant compris le danger avant tout le monde, profitaient de la confusion pour se glisser silencieusement hors de la salle et rejoindre un étroit escalier d’urgence s’élevant en spirale dans un puits étanche qui conduisait vers la surface. Les administrateurs, les voyant s’enfuir, tentèrent de les imiter. Les gardes, eux-mêmes, oublièrent toute discipline sous l’effet de la peur. Repoussant les administrateurs à coups de crosse, ils ouvrirent le feu sur ceux qui n’obtempéraient pas. Des cadavres s’empilèrent devant la porte menant à l’escalier. Les gardes grimpèrent tant bien que mal sur les corps entassés, mais se retrouvèrent coincés dans l’espace étroit, chacun voulant passer le premier. En quelques secondes, la seule issue se trouva bloquée par des corps écrasés.

L’univers de Brynhild s’était écroulé si rapidement qu’elle ne parvenait pas à y croire. Elle concentra toute sa colère sur Francesca qui n’avait pas esquissé le moindre geste pour se sauver. Ramassant l’arme d’Austin, elle la tourna vers la jeune femme. « Vous allez mourir pour cela ! » hurla-t-elle.

— Je suis morte dans la jungle il y a dix ans, à cause de vous. »

Brynhild pressa sur la détente et trois coups partirent. Les deux premiers manquèrent leur cible, mais le troisième atteignit Francesca en pleine poitrine. Ses genoux fléchirent, elle tomba assise le dos contre le mur. Un sourire angélique se dessina sur son visage au moment où un voile noir tomba sur ses yeux. Puis elle mourut.

Brynhild jeta l’arme et s’avança vers le tableau de contrôle. Elle demeura désespérément plantée devant l’écran comme si elle pouvait arrêter la réaction par le seul pouvoir de sa volonté. Elle serra les poings et les leva au-dessus de sa tête. Son hurlement de rage se mêla au braillement rauque de la sirène.

Puis les atomes et les molécules torturés, emprisonnés dans le matériau s’échappèrent, libérant une formidable énergie. Volatilisé par les pressions internes, le conteneur central se changea en métal fondu. Brynhild fut aussitôt calcinée par l’énorme boule de feu qui transforma le laboratoire en une fournaise infernale.

La fumée surchauffée s’engouffra dans les cages d’ascenseur, le tunnel du tram et tous les couloirs du bâtiment, avant d’atteindre le Grand Hall où les vapeurs explosèrent en un déploiement de flam-  au cœur du Walhalla disparurent dans un déluge de feu.

41

Le BOSTON WHALER fendait le lac. Sa proue planait au-dessus de l’eau. Austin poussait au maximum les deux moteurs Evinrude 150. Son visage était un masque d’airain où se mêlaient la colère et la frustration. Il avait tenté de regagner le labo, mais l’ascenseur était tombé en panne après les avoir déposés dans le hangar à bateaux. Le monte-charge ne fonctionnait pas davantage. Il avait commencé à descendre par l’escalier quand Gamay l’avait tiré en arrière. « Ça ne sert à rien, dit-elle, il ne reste plus assez de temps.

— Gamay a raison, renchérit Zavala. Nous avons moins de quatre minutes. »

Austin savait qu’ils disaient juste. Toute tentative était vouée à l’échec. En plus, il y laisserait la vie et mettrait en danger celle de ses amis, il sortit le premier du hangar à bateaux et se retrouva sur la jetée. Le garde posté à l’extérieur sommeillait au soleil. Il se leva et tenta d’empoigner l’arme qu’il portait en bandoulière. Austin, qui n’était pas d’humeur à respecter les règles du Marquis de Queensbury, se rua sur l’homme terrifié et, d’un coup d’épaule dans le ventre, le fit basculer par-dessus la jetée.

Puis ils s’entassèrent dans le bateau. La clé se trouvait sur le contact et le réservoir d’essence était plein. Les moteurs démarrèrent au quart de tour. Ils larguèrent les amarres, Austin enfonça l’accélérateur et dirigea le bateau droit vers la côte du Nevada. Quand il entendit le cri de Zavala, il tourna la tête. Jœ et Gamay regardaient derrière eux, vers la jetée. Le lac était couvert de bulles comme l’eau d’une bouilloire.

Il y eut un grondement assourdi et un geyser rouge sang de plusieurs dizaines de mètres de hauteur se projeta dans les airs. Ils se couvrirent le visage avec les mains pour se protéger de la pluie bouillante et du nuage de vapeur qui s’ensuivit. Quand ils osèrent regarder de nouveau, la jetée avait totalement disparu.

Une vague de plus de trois mètres roulait dans leur direction. « Ces bateaux sont censés être insubmersibles », dit Zavala d’une voix tendue.

— C’est ce qu’ils disaient à propos du Titanic », lui rappela Gamay.

Austin fit pivoter l’embarcation afin que la poupe se présente face à la lame. Ils se tendirent, s’attendant à être engloutis, mais la vague se contenta de les soulever dans les airs avant de rouler sous eux. Austin se rappela alors que même un tsunami ne gonfle vraiment qu’au moment où il touche le rivage. Il se prit à espérer que la côte du Nevada ne subisse pas de dommages importants.

Sur la terre ferme aussi, il se passait de curieux phénomènes. Un filet de fumée s’élevait au-dessus de la forêt, juste à l’endroit où Austin avait aperçu les tourelles depuis son parachute ascensionnel. La fumée changea de forme, devenant plus épaisse et plus sombre. Austin ralentit pour observer les gros tourbillons noirs veinés de flammes rouges et jaunes qui s’élevaient très haut au-dessus des arbres. « Gotterdâmmerung », murmura-t-il. Gamay perçut ses paroles. « Le crépuscule des dieux ?

— Je pensais plutôt à une déesse. »

Ils gardèrent le silence. On n’entendait plus que le ronronnement des moteurs et le sifflement de la proue fendant l’eau. Puis il y eut une sorte de ululement de hibou et quand ils se retournèrent, ils virent une grosse meringue rouge, blanche et bleue foncer sur eux à toute vapeur. La Tahœ Queen fit de nouveau retentir sa sirène. Sur le pont supérieur, on apercevait la haute silhouette de Paul. Il leur faisait des signes de la main. Austin lui rendit son salut, mit les gaz et dirigea le Whaler vers le bateau à aubes.